La journaliste Maryse Burgot sur la guerre en Ukraine: «Une telle mobilisation des civils, je n’ai jamais vu ça!»

Maryse Burgot, grand reporter à France 2, s’est déjà rendue à trois reprises en Ukraine et s’apprête probablement à y repartir. De passage à Paris, elle nous raconte ses missions dans le Donbass. Quand la guerre a démarré, le 24 février, vous étiez dans le Donbass. Quelques jours plus tôt, sous vos yeux, le ministre de l’Intérieur ukrainien avait été pris pour cible par un obus de mortier. C’est là que vous avez pris conscience de ce qui allait se passer ? Oui, c’était un moment incroyable. J’étais sidérée que les Russes osent viser le ministre de l’Intérieur. L’obus est passé à un cheveu. Toute la délégation aurait pu être tuée. On ne croyait pas les Américains qui nous répétaient depuis des jours que ce serait un conflit majeur. C’est ce jour-là que j’ai compris que ce serait terrible. Que tout serait permis. Tout. Jusqu’au bombardement des civils dans la gare bondée de Kramatorsk. [scald=29068674:sdl_editor_representation] Vous avez couvert beaucoup de conflits : la Syrie, l’Irak, l’Afghanistan, le Kosovo, notamment. Cette guerre est différente des autres ? Ce qu’elle a de particulier, c’est ce cercle vertueux incroyable qu’elle a déclenché. Sincèrement, je n’ai jamais vu cela nulle part. Tous les civils, tous, s’engagent les uns après les autres, sous une forme ou sous une autre. Tout le monde est concerné, personne ne fait rien. C’est une population entière qui est mobilisée pour gagner. Qui est tellement convaincue qu’elle va l’emporter, quel qu’en soit le prix, qu’on en vient à se dire que les Russes ne pourront pas gagner face à un tel esprit de résistance. Vous avez filmé des femmes fabriquant des cocktails Molotov… Il n’a fallu que quelques minutes à notre fixeur pour trouver un atelier pas très loin de l’endroit où nous étions. Quand je découvre ce lieu, je suis sidérée. Ce n’est pas une école mais cinq qui sont transformées ! En quelques jours, le réseau s’est monté. Et c’est une véritable industrie ! Des dizaines de femmes, extrêmement déterminées, fabriquent des centaines et des centaines de cocktails Molotov tous les jours ! C’est juste incroyable. Cette guerre, qui ressemble aux conflits du XXe siècle, se produit au XXIe, à une ère où l’information, mais aussi les fake news, circulent à toute vitesse. Qu’est-ce que cela change ? Cela rend encore plus indispensable que jamais notre présence, à nous journalistes, sur le terrain. Quand nous livrons nos reportages avec nos équipes, on ne vient pas recouper des informations qu’on a déjà eues par ailleurs. On voit littéralement les événements se passer sous nos yeux. Nous sommes les témoins directs de ce qui se passe et c’est cette présence qui nous permet de rapporter des informations qui ne peuvent pas être mises en doute. Nous étions à la gare de Kramatorsk. Cela paraît impensable de se dire que des séparatistes pro-russes puissent bombarder une gare bondée de civils avec un missile où il est écrit : « pour nos enfants ». Et bien si. Parce que nous sommes là, parce que nous avons vu cela et parce que nous l’avons filmé, on peut l’asséner, certifier à 100 % que cela s’est produit. Que le missile a raté sa cible. Que s’il n’était pas tombé sur la pelouse mais sur le toit de la gare, ce n’est pas cinquante mais deux mille morts qu’il y aurait eu. De l’autre côté, plusieurs médias ont quitté la Russie, jugeant qu’il n’était plus possible d’y travailler… Ils ont bien tort. Depuis quand les rédactions désertent-elles ? On attend qu’on nous vire ! Et si on ne peut pas prononcer le mot guerre, on peut contourner la règle. À France 2, notre correspondant à Moscou Luc Lacroix est allé dans le Donbass du côté des séparatistes pro-russes. Qu’aurait-on dit si l’on n’avait été que d’un côté ? C’est une question de rigueur. Montrer aussi le conflit tel que le voient les Russes. Dans ce conflit où le droit de la guerre n’est pas respecté, les journalistes courent de grands risques… Nous les évaluons chaque jour. Dans cette guerre, il nous est arrivé de reculer, de faire demi-tour. Le but, c’est quand même de revenir. Mais l’évaluation des risques, ce n’est pas une science exacte. Le reporter le plus expérimenté peut être tué. Cela m’agace souvent d’entendre qu’on prendrait des risques inconsidérés. Tant que nous sommes en vie, on dit que les reportages sont formidables. Mais si par malheur quelqu’un tombe, on dit tout à coup qu’il est allé trop loin ! Non ! Il y a des choses que vous choisissez de ne pas montrer ? Bien sûr. À la gare de Kramatorsk, il y a des choses qu’on n’a pas montrées. Cela ne sert à rien de tout montrer, surtout à une heure de grande écoute où des enfants regardent la télévision. Mais je me souviens d’une image très puissante de mon cameraman. D’un corps recouvert, il ne dépassait que le pied d’une femme, avec une très jolie chaussure. Cette image disait autant qu’un visage… La puissance de ces images, comme celles de Boutcha, impacte l’opinion publique et donc aussi les gouvernements. C’est une responsabilité immense ? Est-ce qu’on façonne l’opinion publique ? J’aimerais penser que non, en tout cas, ce n’est pas le but. Le but, c’est de donner aux gens des éléments pour réfléchir, pour nourrir leur esprit critique. Notre rôle, c’est tout le contraire de celui d’un directeur de conscience… On essaie de raconter les faits avec le plus de distance possible… J’essaie aussi de faire en sorte que le récit soit le plus simple possible. Il ne s’agit pas de faire de littérature. On tourne des tonnes de rushes et il n’en restera chaque soir que deux minutes trente. Et je sais pour qui je travaille, le 20H de France 2. Les téléspectateurs regardent nos images en mangeant, en parlant avec leurs enfants. C’est toujours une leçon d’humilité. Les émotions sont interdites ? Y compris quand, dans les entrailles du métro de Kharkiv, vous rencontrez une femme qui a réussi à préserver son enfant des bruits de la guerre… Ce que je m'interdis, ce sont les états d’âme. Moi, j’ai choisi d’aller là-bas et j’en repartirai. Les civils, eux, restent. Mais cela n’empêche pas les émotions. Cette femme était juste extraordinaire. Pendant un mois, elle a réussi à ne pas faire entendre le bruit des bombes à sa fille. C’est incroyable… À ce moment-là, bien sûr, surtout quand on est soi-même mère, on ne peut pas s’empêcher de se demander si on aurait pu réussir à faire pareil. Cette femme, poignante, je l’ai revue le lendemain du reportage. Nous sommes venus lui apporter des choses qui lui manquaient. J’ai eu des nouvelles d’elle. Je sais qu’elle est maintenant réfugiée en Allemagne. Cela fait partie des rencontres que l’on peut faire, des tout petits gestes que l’on peut accomplir. Cette guerre, dans ma mémoire, ce sera toujours cette femme. Vous recevez beaucoup de messages à vos retours de reportages… Je n’en reviens toujours pas. C’est incroyable toute cette bienveillance. Cela n’a pas toujours été le cas. Peut-être parce qu’il y a aussi plus de bienveillance envers les Ukrainiens. Un réfugié syrien, irakien ou afghan n’est hélas pas considéré de la même façon qu’un Ukrainien. C’est très triste mais c’est ainsi. Les journalistes n’ont pas toujours bonne presse. Là, des gens m’arrêtent dans la rue pour me remercier. Ça me touche énormément parce que nous sommes extrêmement investis dans ce que l’on fait. On ne va pas se mentir, c’est très dur. On se met en quatre, en huit, en seize pour rapporter le meilleur reportage possible. Lors de ma deuxième mission, on n’a quasiment jamais dormi au même endroit. On a bougé sans arrêt, avec les gilets pare-balles, les casques, les affaires prêtes pour partir à tout moment. À mon âge, je passe pour un OVNI dans la rédaction parce que je n’ai jamais accepté la moindre proposition pour devenir chef de service ou rédactrice en chef. On pense peut-être que je n’ai pas d’ambition. Mais mon ambition, c’est de faire au mieux ce travail de reportage que j’ai la chance inouïe de pouvoir faire ! Si on me le propose, je repars demain. Il y a un endroit où vous ne pourrez jamais partir en reportage : dans la tête de Vladimir Poutine… Qui est-il ? Un grand nostalgique de la grande Russie, bloqué 50 ans en arrière. On ne sait même pas où il est, sans doute au fond d’un bunker où il doit se terrer. A-t-il encore seulement un entourage ? Qui sont ceux qui osent encore lui parler ? Personne aujourd’hui ne peut percer le mystère.

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