Marc-Henri Wajnberg à propos de «I am Chance»: «C’est extrêmement compliqué de sortir les filles de la rue»

Fasciné par l’énergie qui émane de Kinshasa depuis le jour où il posa le pied dans cette gigantesque métropole chaotique, bruyante et pop, Marc-Henri Wajnberg s’intéresse aux enfants des rues et en a fait les héros de Kinshasa Kids en 2012, puis de Kinshasa Now en 2020. Connu pour la série des Claps (1.200 films de 8 secondes) au début des années 80, ce Bruxellois formé à l’Insas rafle le Rail d’or à Cannes en 1996 pour son court-métrage Le réveil. Auteur et producteur de nombreux documentaires, notamment une collection tournée en RDC, il poursuit son travail de sensibilisation aux droits des enfants en réalisant I am Chance, documentaire sur un groupe de filles de la rue, et c’est saisissant. [scald=29091422:sdl_editor_representation] Déjà « Kinshasa Kids » était un film coup-de-poing. Avec « I am Chance », on reçoit à nouveau une claque ! Cette claque, je l’ai ressentie dès les premiers instants où j’ai mis les pieds à Kinshasa, à l’époque de Kinshasa Kids. D’autant que j’avais des enfants de l’âge de ces gosses que je filmais. J’ai toujours besoin d’une empathie avec le sujet quand je fais un film. Ici, je me suis naturellement impliqué beaucoup plus que comme simple cinéaste car j’étais très touché par leur situation. Cela m’a ramené à mon propre confort et à l’oubli de notre réalité. Avec Kinshasa Kids, j’ai fait beaucoup de débats et j’ai vu la méconnaissance de cette problématique. C’est de là qu’est né Kinshasa Now, dix ans plus tard. C’est lors du casting de ce film que j’ai rencontré Chance, 15 ans. Je lui ai proposé de faire des tests et elle s’est révélée immédiatement très juste. Son caractère lumineux, ses éclats de rire, son énergie… j’ai compris que c’était elle le personnage féminin que je voulais. Après le film, les garçons ont été dans un centre mais Chance voulait rester dans la rue. J’ai fait une longue interview d’elle où elle raconte sa vie terrible. Elle vit dans la rue depuis l’âge de six ans. Par le biais des artistes, j’ai gardé le contact. Quand j’ai appris qu’elle était enceinte, comme j’avais le projet d’un film avec elle, j’ai pris l’avion pour la retrouver. On a tourné sur une période de six mois. J’ai eu une longue discussion avec elle à propos de sa grossesse, mais elle a décidé de garder l’enfant. Aviez-vous un scénario ou le film devait se construire au montage ? J’ignorais totalement ce que j’allais filmer. J’ai des centaines d’heures, d’où un montage de neuf mois. Car j’avais des séquences allant dans tous les sens, des enfants parlant un lingala pas toujours compréhensible par les traducteurs congolais, des moments inattendus comme Shekina arrivant la joue ouverte, on saute alors dans le pick-up et on va à la clinique. Mon intervention se limitait à ce que les filles soient en sécurité, qu’elles aient des soins quand il y a des blessures et permettre à Chance d’accoucher ailleurs que dans la rue. L’appel de la rue est plus fort que tout ? C’est hallucinant. Tout le travail que je fais en dehors de cinéaste avec ces enfants est de les convaincre d’aller dans des centres, de retourner dans leur famille, de les persuader que le diable n’existe pas, qu’ils ne sont pas des sorciers. C’est un travail permanent. Lors d’un de mes premiers repérages, Shekina, qui a fait ses écoles primaires, m’avait dit qu’elle voulait être journaliste, puis avocate. J’étais persuadé qu’il y avait une réussite possible. Elle voulait bien entrer dans un centre, mais loin des autres, loin de l’influence de la rue. L’esprit de la rue est très fort. Une fois que les filles ont acquis les codes de la rue, s’intègrent dans une bande de filles qui ont toutes le même vécu (rejet des parents, viols, bagarres…) et se prostituent car il n’y a pas d’alternative pour elles, c’est extrêmement compliqué de les sortir de là. Ce fut une découverte pour moi. Dans I am Chance, après sa joue tailladée, on voit que Shekina a changé, que sa cicatrice est une gloire pour elle, qu’elle prend du pouvoir et devient cheffe. A la fin, elle dit vouloir rester dans la rue. Quel effet produit la caméra dans les rues de Kinshasa ? Je n’ai jamais la caméra. Je travaille avec un ou deux cameramen congolais. Pour Kinshasa Now, on passait inaperçus puisque c’était de la VR. Ici, je voulais tourner d’une autre façon. En étant le plus inexistant possible. Je tournais des séquences assez longues, ce qui fait que les curieux, à un moment donné, se lassent. Pour les filles qui participent au film, c’est sûr qu’elles acquièrent un statut vis-à-vis des autres. Chance, c’est la cheffe, le film est sur elle mais à la fin, c’est Shekina qui prend le pouvoir. Mais quand je les filme, elles s’en tapent de la caméra. Elles parlent entre elles, pour elles. Elles ne parlent que de passes, de bagarres et elles se marrent. Pas frustré de laisser tomber tant d’heures filmées ? Si, bien sûr. Mais à un moment, ce n’est plus moi qui décide, c’est le film. Et j’ai le résultat que je voulais. Ici, j’ai choisi de faire un documentaire, ce qui veut dire que je donne la parole aux filles et je n’interviens pas. Je m’efface et on filme leur énergie, leur luminosité, leur enthousiasme. Elles sont fières. Le lieu des artistes fait le lien entre traditions, passé colonial et modernité ? Exactement. Les artistes qui sont dans la même merde et dans la même énergie sont le prolongement artistique de ce que les filles émanent. Elles n’ont aucun code pour s’exprimer. Tous les artistes rencontrés travaillent avec des enfants. Ils mettent en avant cette relation entre tradition et modernité et conscientisent à travers la culture. Comment vont Chance et son bébé ? Chance va bien, elle est dans la rue. J’ai régulièrement des petites vidéos d’elle ou qui me parlent d’elle via les artistes. Son bébé est avec la maman de son « copain » qui n’est pas le père et qui est en taule pour meurtre. Quelle envie après un tel film ? Je reviens épuisé puis trois semaines plus tard, j’ai envie de repartir là-bas. Kinshasa est une ville bouillonnante, c’est un poumon, je peux y marcher des heures comme à New York. Mais là, j’ai un projet de court-métrage pour enfants, Prout, un film d’animation en plasticine, sur la pollution. Et je commence l’écriture d’un long-métrage sur l’Histoire belge.

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