«Quand j’entendais «Primitif flamand», cela me faisait sourire»

D’où vous est venu votre besoin d’écrire ? J’ai eu des professeurs qui parlaient de littérature d’une manière qui me fascinait. Par la suite, je me suis rendu compte que je rêvais de devenir écrivain, c’était une façon de conquérir un espace mental. Quand on est issu de la classe moyenne, l’art est une façon de s’élever, de s’émanciper, de chercher de la beauté. Mon grand-père m’emmenait à l’opéra, m’apprenait le bonheur et l’émotion en écoutant Verdi, d’embellir la vie en écoutant de la musique. Quand avez-vous commencé à écrire ? Je ne me rappelle pas trop. J’ai rédigé un long poème lyrique qui contenait 40 pages, sur la création du monde. Un professeur l’avait trouvé fascinant car à la dernière ligne, je disais que le genre humain était la mauvaise herbe de la nature (rires). Dans la littérature, j’ai trouvé une façon de devenir d’abord moi-même. Et, en même temps, j’ai trouvé toute une famille philosophique, mentale, une sorte de transcendance sans Dieu… Il n’y a pas eu de grand livre déclencheur, j’ai toujours eu près de moi ma bibliothèque entière, dans laquelle chaque écrivain m’apprend quelque chose. Il faut savoir aussi que, pendant dix ans, j’ai écrit sans publier. A l’époque, j’étais un jeune prof et j’enseignais dans l’une des écoles les plus difficiles de Gand. On y retrouvait des élèves dont les autres écoles ne voulaient plus. Ils étaient soi-disant intraitables et venaient chez nous. On leur apprenait à danser, faire de la musique, dessiner. C’est là que j’ai appris ma profession. Professeur avant tout ? Avoir été professeur dans l’enseignement secondaire, c’est peut-être ma contribution la plus importante à la société. Après avoir enseigné dans le secondaire, je suis passé à l’Académie des Beaux-Arts : j’y menais des cours de littérature et de philosophie internationale, lisant souvent les textes dans la langue originale. La directrice me disait : « A l’école secondaire, on raconte à ses élèves tout ce qu’on sait. Dans une Hautes Ecole, il faut apprendre à raconter des choses qu’il faut étudier soi-même d’abord. » On me demandait de lire à mes étudiants des textes sur la philosophie de l’art dans la langue d’origine. J’ai alors enseigné la philosophie de l’art, la théorie de l’esthétique. J’ai fait ma thèse de doctorat à 55 ans en philosophie de l’art. Je lisais par exemple en français des pages de L’Anti-Œdipe de Guattari et de Deleuze. Je vois encore de grands costauds, casque de moto en main, venir dans ma classe pour m’écouter expliquer Heidegger et Derrida. Il y avait là des étudiants réguliers et d’autres qui venaient écouter. Liberté totale… Et après, on allait tous fumer un pétard dans un café en discutant philosophie. C’est à l’université de Gand que j’ai commencé à m’intéresser à la philosophie française : alors que j’étais jeune professeur, je n’avais pas assez d’argent pour acheter des livres. Le magazine des bibliothèques m’a proposé de faire de petites recensions sur des livres que je recevais ainsi gratuitement. Les premiers ouvrages que j’ai lus et commentés étaient de Michel Foucault. Ma découverte de la psychanalyse de Lacan fut d’apprendre à élucider la complexité de chaque énoncé. Je me suis rendu compte que j’éprouve régulièrement une sorte de claustrophobie mentale et intellectuelle, je veux toujours élargir mon horizon. Des auteurs comme Foucault et Derrida m’ont appris à pousser la porte. Le travail vous rend-il heureux ? Ce que j’aime, c’est entrer dans ma chambre de travail, être entouré de ma bibliothèque. L’écriture viendra du fait que je m’isole, que je me protège du monde. Cela exige une certaine discipline, car je suis souvent trop sociable. Il me faut donc pouvoir fermer la porte. Il m’arrive de prendre un livre sur une étagère, de l’ouvrir au hasard et de m’y plonger, comme on ferait du yoga, comme on écouterait Bach. Je rentre alors dans une sphère mentale où je me renforce. Etre un écrivain flamand fut-il vécu comme une émancipation ? J’ai toujours eu beaucoup de contacts aux Pays-Bas, j’ai toujours su que la culture néerlandophone était une grande culture : la peinture et la littérature, la première démocratie de l’Europe où même Descartes a vécu. Quand j’entendais les termes « primitif flamand », cela me faisait sourire. Des écrivains comme Nabokov ont changé de langue pour écrire. Je n’aurais jamais pu le faire car j’avais à ma disposition cette immense richesse de la grande poésie flamande. La culture flamande reste tout de même mon habitat, ma musique à moi. Que penser de l’ignorance des francophones à l’égard de la culture flamande ? Ce que mes amis francophones ne comprendront jamais, c’est la douceur séductrice de ma langue maternelle. Mon frère a eu une amie qui disait toujours que le flamand c’était « moche ». Mais elle ne faisait jamais l’effort d’apprendre. Il faut se laisser bercer par la musique du néerlandais littéraire. Il est parfois difficile de trouver des traducteurs qui la comprennent. J’ai la chance à Paris de travailler avec Isabelle Rosselin, l’une des meilleures, et ici à Gand, avec l’excellent Philippe Noble qui vient de traduire un épais recueil de ma poésie, à paraître chez Gallimard. La poésie est en fait une partie essentielle de votre œuvre ? En francophonie, on connaît d’abord le romancier mais en fait, je suis surtout poète. Comme l’a dit Baudelaire, il faut toujours être poète, surtout lorsque l’on écrit de la prose. La poésie me rend une grande liberté ; de ligne en ligne, la magie de la musique fait la première version ; j’écris toujours d’abord par impulsion. Puis je mets de côté cette première version et parfois, longtemps après, je la retrouve dans un tiroir. C’est là que le travail de la construction commence. J’ai débuté dans la veine des poètes expérimentaux comme Paul Célan, puis j’ai évolué de plus en plus vers une diction classique. Et donc oui, Gallimard va publier un recueil d’environ 200 poèmes, sur plus de mille au total. Un autre recueil, Le paradoxe de Francesco, paru au Castor Astral est construit avec du côté gauche, de la poésie, et du côté droit, un journal de bord. Je trouve que c’est un très beau livre, j’y parle de l’amour de Pétrarque, de ce que la poésie apporte, du mariage entre passion et philosophie de vie, entre sensualité et rationalité. Où et quand rencontrez-vous Antigone ? Déjà dans les années 90, j’étais fasciné par Antigone : à cette époque, la théorie féministe à propos des tragédies grecques soutenait que les femmes seraient toujours victimes du patriarcat. Or tel n’était pas le cas. J’ai découvert que lorsque des femmes comme Médée, Clytemnestre, Antigone, Hélène, Electre disaient « non » à la loi, le système s’effondrait. J’avais lu un livre écrit au 19e siècle selon lequel, dans les tragédies antiques, on pouvait déceler les traces d’une grande guerre anthropologique entre le patriarcat et le matriarcat et que, avec le développement de grandes villes comme Athènes et Sparte, ce sont les hommes qui avaient fini par l’emporter. C’est ainsi que la structure organique de la société matriarcale a été perdue et c’est précisément à cette société-là qu’Antigone se réfère. Avec elle, la loi matriarcale de l’intimité reprend le dessus. En fait, Antigone est une fondamentaliste : elle défend le droit de la famille contre le droit de l’Etat. C’est alors que j’ai commencé à m’intéresser à tout ce qui avait été écrit autour d’elle et que j’ai fini par écrire mon texte « Antigone à Molenbeek », qui vient d’être présenté au Théâtre National à Bruxelles.

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