«Delivery»: quand les livreurs à vélo véhiculent un rap goûtu

Chaque jour elle roule/ Puisque les choses sont ainsi faites./ Une vie de rouille, /A suer sous mes gambettes./ Oui c’est le blues, /Le blues de ma bicyclette. » Dans son clip, sur un air qui rappelle le style d’IAM, La Chaumière fait défiler les rues de Bruxelles, à toute allure, en mode caméra GoPro, esquivant « Des voitures-requins,/ Des camions-baleines,/ Des pots d’échappements/ Qui ont mauvaise haleine ». Emporté par les lignes du tram et les plis de l’asphalte, « Le blues de ma bicyclette » fait pédaler le quotidien des cyclistes urbains en général mais aussi et surtout des livreurs à vélo qui, jour et nuit, arpentent la ville pour sustenter les citadins en pizzas, sushis et autres lubies du take-away. [scald=29108733:sdl_editor_representation] « Des déviations/ Sans indications,/ Des coups de Klaxon,/ Pour une hésitation (…) Des taxis tout gris/ Qui sortent les dents,/ Des passants aveugles,/ Les yeux dans l’écran (…) Des particules fines/ À plein poumon,/ Des parpaings sauvages/ Sur le goudron » : on peut dire que le rappeur Mika en a autant dans le flow que dans les mollets, lui qui fait partie de La Chaumière, collectif hip-hop bruxellois, mais aussi de Delivery , création du Japonais Akira Takayama programmé au KunstenFestivaldesArts. Pour cerner ce projet qui réunira sur la scène du Kaaistudio des « riders » qui ont choisi ce mode de travail hyper flexible pour le concilier avec leur activité de rappeur, nous sommes allée à la rencontre de certains de ces garçons, livreurs de plats à emporter et de textes à balancer au DJ. Des influences différentes Ce jour-là, à la Bellone, ils sont quatre à se poser autour de la table. A l’opposé de ce drôle de métier, qu’ils exercent ou ont exercé au fil de rencontres expéditives sur le seuil d’une porte – merci, au revoir et bam !, une porte claquée au nez –, ils ont pris le temps de se livrer, par bribes timides mais déterminées. « J’ai fait livreur parce que j’avais vraiment besoin d’argent et que c’est le plus accessible pour un jeune garçon, se confie ABL (tous préfèrent utiliser leur nom de scène). J’aimais bien la liberté que ça offre : commencer et finir quand tu veux et puis écrire, le soir, quand tu es inspiré, » poursuit le rappeur, dans la vingtaine. « Beaucoup d’artistes, pas seulement des rappeurs, sont livreurs parce que ça permet d’être flexible, » confirme MC Feeling. Gombe, lui, a souvent composé à même son vélo : « Je mets mes écouteurs et quand j’ai une idée, j’enregistre directement sur mon téléphone, » précise celui qui vient du Congo. « A la base, j’ai grandi avec la musique congolaise. Mais quand je suis venu ici, j’ai réalisé que personne n’écoute la rumba. Alors, je me suis mis à écouter du rap. Aujourd’hui, je fais plutôt de l’afro trap (mélange de rap et d’éléments issus des musiques africaines, NDLR) » Tous ont des influences différentes. Du rap old school pour Mika : « NTM, IAM ou CNN199 en Belgique. » Plutôt Sexion d’Assaut, La Fouine et autres rap game du côté d’ABL. Certains ont déjà fait des concerts, d’autres ne sont jamais montés sur scène. Mais pour chacun d’entre eux, l’impulsion vient avant tout des mots, d’un besoin de s’exprimer. « J’ai d’abord commencé à écrire, se souvient Mika, aujourd’hui âgé de 31 ans. Je ne savais pas quoi faire des textes et c’est parti comme ça, un soir de délire, avec des potes. A l’époque, je devais trouver du taf et j’ai commencé chez Take It Easy (société qui a depuis fait faillite, NDLR). J’aime être sur mon vélo, dehors, tout seul », admet le livreur qui est aujourd’hui salarié chez Urbike, une coopérative de cyclo-logistique plus respectueuse des travailleurs. Pour trouver ces artistes au mode de vie unique, Nora Nqi, collaboratrice du KunstenFestival, a écumé les lieux de rendez-vous prisés par les « riders » aux abords de la Bourse ou de la Porte de Namur, là où papotent ces forçats de l’uberisation entre deux commandes. De contacts en réseautage, elle a rassemblé cette « crew » insolite. Encadrés par DJ Eijun et l’artiste Ega, missionné par Akira Takayama pour les « coacher », les rappeurs composent chacun un morceau pour le festival. Egotrip ou rap politique Un exercice qui ne leur fait pas peur, passionnés qu’ils sont par l’écriture de textes. « C’est comme un sport, il faut s’entraîner, » sourit ABL qui ne sait pas encore quelle thématique tisser. « Ça dépend de l’humeur du jour : tu peux partir dans l’égotrip ou dans le rap conscient. » Quid de faire entrer le rap sur une scène institutionnelle comme le KunstenFestival, a priori éloignée de la réputation « gangsta » de ce genre musical ? « Le rap, ce n’est pas forcément quelque chose de dur, de sale, rappelle Gombe. Certains sont dans la colère, la politique mais, personnellement, je peux aussi parler d’amour. Les rappeurs composent à partir de leur réalité. » Un avis que partage ABL : « Il y a différentes couleurs dans le rap. On peut trouver de la vulgarité comme de la douceur. Avant, c’était très communautaire mais, aujourd’hui, ça s’est modernisé. Même Aznavour, avant de mourir, a dit qu’il écoutait du rap ! Ça parle à tout le monde, ça dépend de la manière dont on l’exprime. » Rémunérés pour leur collaboration à Delivery, les livreurs-rappeurs y voient aussi une manière de « secouer le cocotier », aller à la rencontre d’un public qui n’a pas l’habitude d’être confronté à leur univers. De la même manière que, sur leur vélo, ils quadrillent tous les quartiers de Bruxelles, leur livraison musicale devrait allègrement briser les frontières. Du 23 au 26/5 au Kaaistudui, Bruxelles. www.kfda.be.

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