Arturo Pérez-Reverte: des journalistes et des chiens

Publié en 1994 et traduit au début de cette année, Territoire comanche est un roman singulier d’Arturo Pérez-Reverte : contrairement à ses habitudes, il y transpose une expérience personnelle, vingt ans comme reporter de guerre de Chypre à la Yougoslavie déchirée, décor choisi pour y planter l’action du livre. Barlés pourrait être son double, accompagné de Márquez à la caméra. Le couple est rodé au danger, il connaît par cœur le territoire comanche, expression tirée du jargon professionnel, « l’endroit où l’instinct lui dit : arrête la voiture et fais demi-tour. » Au contraire de Márquez, qui semble vivre dans le seul but de capturer les bonnes images – et en particulier, obsession permanente, de filmer un pont au moment de son explosion –, Barlés se laisse parfois émouvoir par les scènes terribles devant lesquelles il se trouve. Il est capable d’oublier son métier pour aider des équipes de secours. Attitude que Márquez commente : « Fais-toi infirmière, crétin. » Peu de temps après la parution de ce livre en Espagne, Pérez-Reverte nous avait livré le fond de sa pensée sur un sujet dont il était, par le romanesque pur, occupé à s’éloigner sans cependant l’oublier jamais : « Toutes les révolutions ont été faites et perdues. C’est maintenant le temps des petits pions oubliés dans un coin de l’échiquier. Ils ont leur façon de trouver la dignité, la fierté, la force de se battre dans ce monde. » Barlés et Márquez se battent à leur manière : ils témoignent. Tournée générale ! Negro se bat aussi dans Sans loi ni maître, un roman très différent, ou du moins il s’est assez battu pour être couturé de cicatrices. Negro est un chien qui dit de lui-même : « De par ma race et mon caractère, je suis un lutteur-né. » Car ici, chiennes et chiens bavardent comme des humains, sans que leurs aboiements soient, bien sûr, compris de ceux-ci. Grâce à quoi la gent canine cultive ses différences. Avec une bande de potes et de moins potes, Negro se retrouve souvent à l’Abreuvoir de Margot, un débit de boissons sauvage situé près d’une distillerie d’anis d’où s’écoule un flux liquide de résidus alcoolisés – le pastis des chiens du quartier, et remettez-nous une tournée générale ! Mais on n’est pas seulement là pour picoler et rigoler : la disparition de deux membres de la bande conduit Negro, enquêteur prêt à payer de sa personne (si l’on ose dire), en un lieu inquiétant où les humains, ces crapules, entraînent les chiens à se battre à mort. Negro connaît la musique, il est déjà passé par là et retrouve ses réflexes – un peu comme un correspondant de guerre en territoire comanche, au fond. La violence est partout, le romancier espagnol nous en propose deux facettes dans un mélange d’humour et de gravité. [scald=29118314:sdl_editor_representation] [scald=29118313:sdl_editor_representation]

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