Festival de Cannes - Kirill Serebrennikov: «La culture russe a toujours été anti-guerre»

Déjà en compétition avec les très remarqués Leto en 2018 et La Fièvre de Petrov l’an dernier, Kirill Serebrennikov, surnommé l’enfant terrible du cinéma russe, n’avait pu venir à Cannes car il était assigné à résidence dans son pays depuis 2017. Joie donc de le voir présenter son nouveau film, La femme de Tchaïkovski, l’histoire d’un amour obsessionnel, celui d’une jeune femme bien née, Antonina Milioukova, pour le compositeur Piotr Tchaïkovski qui accepte de l’épouser mais la rejette physiquement violemment. Même si son mari aime les garçons, elle refuse de divorcer et se consume à travers ses sentiments pour lui. La trame est simple mais par sa manière de filmer, d’emmener sa caméra dans les rues qui crachent du feu et sentent la misère comme dans les habitations dorées d’une intelligentsia russe francophile, d’user de longs plans-séquences extrêmement maîtrisés, de glisser la caméra dans les secrets d’alcôve, Kirill Serebrennikov en fait une flamboyante tragédie de l’intime. La femme de Tchaïchovski est fait d’obstination et de douleur. C’est l’histoire d’un désastre, celui d’une femme idolâtre, entière, passionnée qui est viscéralement incarnée par la jeune Alyona Mikhailova, qu’on peut déjà classer dans les prétendantes à un prix d’interprétation. Les premiers mots du film sont ceux d’un mort qui se relève pour hurler à sa femme « Je te hais ». Le final, magnifique danse macabre, repose sur une chanson qui dit combien la nuit est sombre, le ciel est noir… Et l’écho contemporain à cette Russie du XIXe siècle qui se ment à elle-même se fait facilement. Des bombes tombent Le Festival de Cannes a toujours été et reste une terre d’accueil pour les voix dissidentes. N’empêche. Dans le contexte de l’invasion russe en Ukraine, Kirill Serebrennikov est sollicité pour se justifier. « On me pose des questions, je donne mes réponses. C’est ça la liberté d’expression » nous confie-t-il en privé. En conférence de presse, il rappelle qu’il a tourné ce film bien avant les événements tragiques que connaît l’Ukraine. Et affirme : « C’est une terrible catastrophe. Volontairement ou involontairement, on est lié à cette catastrophe. Et comme l’avait dit Adorno « Peut-on écrire de la poésie après Auschwitz ? ». Oui, cela peut aussi tendre vers un suicide. Bref, ce film réalisé avant la guerre est une histoire qui revient sur un drame lié à la destruction d’un être humain, un amour obsessionnel qui conduit à la catastrophe et je peux comprendre qu’on y voit un écho avec aujourd’hui ». Il précise aussi que si sa présence à Cannes le ravit et que le Festival l’a toujours soutenu, il n’est pas complètement heureux. « S’il n’y avait pas cette guerre, on serait bien et inconscient, ce serait mieux. Mais des bombes tombent sur des villes. Des vies ont été complètement brisées, en Ukraine et en Russie. C’est traumatique pour de nombreuses personnes, y compris les Russes car ils se sont coupables. D’où le fait que l’attitude malheureuse envers les Russes ne peut pas être étendue à tout le monde. Il est important d’aider toutes les victimes. Les artistes doivent aider évidemment. Je le fais moi-même. Je veux partager ma compassion même si cela ne sert à rien. J’ai des amis ukrainiens et nous sommes tous dans une situation dramatique. » A la fin de la projection officielle de son film dans le grand Théâtre Lumière, il dira : « Non à la guerre. » Non au boycott Questionné sur le boycott des artistes russes, le cinéaste dissident répond : « Je comprends tout à fait ceux qui exigent ce boycott car pour eux, ce qui se passe est extrêmement douloureux, absolument insupportable. Je comprends qu’on exige ce boycott car la culture de l’agresseur considéré comme impérialiste doit cesser. Néanmoins appeler au boycott uniquement sur la nationalité de la culture en question, je trouve impossible d’aller dans cette direction, même si cela s’est déjà fait par le passé. Car la culture, c’est l’air, l’eau, les nuages, des choses indépendantes de l’homme. Priver les gens de musique, de théâtre, de cinéma, non car c’est justement cela qui rend les gens vivants. Boycotter la culture russe me paraît insupportable parce que justement, elle a toujours promu les valeurs humaines, la fragilité de l’homme, la compassion envers les petites gens. Elle a toujours été anti-militaire, anti-guerre. Ceux qui déclenchent les guerres jettent les gens dans des tranchées et ne s’intéressent ni aux vies des gens, ni à la douleur qu’ils ressentent. Le mot culture et le mot guerre sont totalement antagonistes. » Interpellé sur l’argent d’oligarques russes ayant financé son cinéma, Kirill Serebrennikov rectifie : « Jusqu'il y a quelque temps, il n’y avait quasiment que l’État qui finançait la culture et ce n’était ni toxique, ni honteux. De grandes choses ont été faites avec l’argent du ministère de la Culture, que ce soit en théâtre ou en cinéma. » Plus spécialement sur Roman Abramovich, il souligne : « Il aide l’art moderne depuis très longtemps. C’est un mécène et le type de mécénat qu’il a mis en place est très apprécié en Russie. C’est grâce à lui qu’on a aujourd’hui du cinéma d’auteur en Russie. Sa fondation KinoPrime a soutenu les meilleurs films russes de ces dernières années et ce n’est pas du cinéma de propagande. Il y a un côté de bienfaisance dans sa démarche. » Et de conclure : « Le Président Zelenski a demandé à Joe Biden de ne pas mettre Roman Abramovich sous sanctions américaines et il ne l’est pas. Il a demandé aussi qu’il soit une figure-clé des pourparlers du processus de paix. Si on peut y arriver, il sera un des artisans de la paix. »

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