Oded Tzur à la Jazz Station, en mode lévitation

Il n’a vraiment pas l’air d’un gourou, Oded Tzur, dans son ensemble costume cravate, ses grandes lunettes, ses chaussures crème, son air d’ingénieur sorti du MIT, et pourtant il a transporté le public du club de jazz de Saint-Josse au nirvana, avec sa musique. On a émergé de cette prestation, après deux rappels, avec le sentiment d’avoir participé à un événement qui restera longtemps dans notre esprit. Oded Tzur empoigne son saxophone, gonfle les joues après s’être concentré, et souffle. On s’attend à une attaque franche, nette, forte, et c’est un murmure qui s’envole de son instrument. Un filet de musique pure, juste issue d’une source, qui prend petit à petit force et se transforme en ruisseau sur lequel confluent le piano de Nitai Hershkovits, la contrebasse de Petros Klampanis et la batterie de Johnathan Blake. Le ruisseau enfle, devient rivière puis fleuve battu par des rapides, solo de batterie formidable, et retour à la source, comme si le fleuve pouvait remonter le courant. Quelques notes de sax encore, tout doucement, fin. Ce premier morceau, « Invocation », sortie du deuxième album du quartet, Isabela, a empoigné le public et l’a laissé à la fois KO et heureux de l’être. La suite allait confirmer cette magnifique impression, ce sentiment d’une béatitude joyeuse. Jusqu’à la fin du concert, ponctué des « Noam », « Isabela », « Love song for the rainy season », du bis tout doux tout câlin avec la reprise de « Falling in ove with you » d’Elvis Presley, et du ter avec un jazz uptempo rude et puissant. Glissatos Qu’est-ce qui fait le bonheur de cette musique ? D’abord la sonorité. Le sax de Tzur ne sonne pas comme celui d’autres musiciens, il a trouvé son propre son, sa propre façon de jouer, de traiter des microtons. « Nous étions ensemble au conservatoire de Jérusalem », explique un autre saxophoniste israélien, Maayan Smith, qui vit à Bruxelles et qui assistait au concert. « Et notre professeur, qui venait du Kazakhstan, nous poussait à dompter notre saxophone. Il nous disait que cet instrument pouvait se prendre pour une clarinette, un hautbois, un orgue, et que c’était à nous de trouver la sonorité qu’on voulait. Oded a bien retenu la leçon, je crois. » Ensuite la façon de jouer. Avec des effets de glissades, des inflexions, des glissatos qui lui donnent un air un peu oriental. Et avec une grande subtilité dans les nuances. Tzur peut jouer pianissimo, puis fortissimo et revenir en un quart de seconde au pianissimo. Il a l’art de triturer ses mélodies, de les retourner comme un palindrome, de les répéter comme un mantra, de les orner comme des arabesques. Mais jamais il ne tombe dans la démonstration, dans l’ostentation, le show. Et puis le groupe. Tzur le disait pendant le concert : « Quand je suis sur scène avec de tels musiciens, rien ne peut m’arriver, je me sens vraiment bien. » Chacun de ses complices est un soliste. Blake et Klampanis assurent la base rythmique évidemment mais ils font aussi chanter leurs cordes, leurs fûts et leurs cymbales. Les solos de Klampanis sont merveilleux de sobriété, d’intelligence et de musicalité. Les percussions de Blake sont d’une inventivité rare. Et puis il y a Hershkovits. Le pianiste est autant l’âme du quartet que le leader. Tzur lance un thème, Hershkovits s’en empare, le tord, le déchiquette, le mastique, le manipule pour revenir sur la première note du thème, ponctuée d’un coup de cymbale. Et enfin, il y a l’ensemble. Le quartet est davantage que la somme de ses parties. C’est plus que de la complicité, c’est de l’osmose totale. Le groupe agit d’une seule voix. Avec une intensité remarquable. Qui joue en miroir avec la gestuelle d’Oded Tzur, qu’il joue ou qu’il écoute, ravi, les autres : il lève une jambe puis l’autre, balaie l’espace d’une main, balance des épaules, fléchit les genoux comme pour prendre son élan et s’élever dans les airs. Oded Tzur était en lévitation vendredi soir. Et nous avec lui. Avant son prochain retour en Belgique (en octobre sans doute), écoutez Oded Tzur sur disque : Here Be Dragons et Isabela, sur ECM.

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