Douglas Kennedy: «Le débat sur l’IVG, c’est la revanche des hommes blancs»

Douglas Kennedy l’Américain est en éternel questionnement sur cette Amérique qu’il adore et qu’il déteste à la fois. Sur le suprémacisme blanc, sur le suprémacisme mâle, sur les conditions de travail, le puritanisme, l’ubérisation de la société. Sur ces gens qui pensent que les femmes n’ont pas le droit de disposer de leur corps et sont réduites à n’être que des mères, comme dans la Servante écarlate de Margaret Atwood. Brendan est conducteur d’un taxi Uber à Los Angeles, et c’est déjà difficile, tant les contraintes de travail sont sévères. Il s’est éloigné de sa femme, qui est devenue une chrétienne intégriste. Il adore sa fille Klara mais elle vit loin. Elise est retraitée, bénévole dans une clinique où l’on fait des avortements : elle accompagne les patientes. Elise hèle Brendan un jour, pour être conduite dans une clinique. Elle est à peine entrée dans le centre qu’une déflagration survient. Une bombe. Brendan se précipite pour aider Elise, qui n’est que blessée. C’est le début d’une amitié, d’une confiance. Et d’une intrigue passionnante, un véritable thriller, un « page-turner » comme on ne devrait pas dire. Qui n’est jamais, pour l’auteur, qu’une façon d’alarmer le lecteur tout en l’amusant. C’est que son roman vient à l’heure. Aux Etats-Unis, la Cour suprême pourrait bientôt ne plus reconnaître le droit à l’avortement. Le débat sur l’IVG aux Etats-Unis est devenu un débat d’extrémistes. Y a-t-il encore moyen de dialoguer ? Il n’y a pas de dialogue, et c’est ça le problème. Dans le roman, je suis un observateur, pas un militant politique, ce serait pour moi de la mauvaise littérature. Mais je remarque en effet qu’il n’y a pas de dialogue, de débat. Il y a une fracture très manichéenne : j’ai raison, vous avez tort, et c’est tout. C’est la guerre culturelle. Aux Etats-Unis, la seule chose positive du covid c’est que Trump a perdu la Maison-Blanche. Sans covid, il serait toujours à la barre, j’en suis sûr. Le problème est qu’il a nommé trois juges hyperconservateurs à la Cour suprême. Et la dernière nommée, Amy Coney Barrett, sept enfants, est clairement contre l’arrêt de la Cour suprême dans l’affaire Roe vs Wade, qui a légalisé l’avortement aux Etats-Unis en 1973. C’est inquiétant. Mon sujet, c’est l’inquiétude moderne. Qui touche un Monsieur Tout le monde, mais aussi une famille. Brendan, sa femme, sa fille. Brendan n’est pas très éduqué, il manque d’argent, son mariage est raté, son épouse est blessée par la mort de leur autre enfant, et elle est devenue très catho. Derrière le fondamentalisme, il y a toujours quelque chose d’absent, une blessure, une tragédie, quelque chose est arrivé et la foi est la réponse, et la foi se fait parfois fanatique. Vos héros sont enfermés dans leur prison : Brendan dans un sentiment de culpabilité par rapport à son mariage, sa femme dans la souffrance de la perte de son enfant, Elise dans la tristesse de l’absence de relation avec sa fille. La plupart des gens construisent leur propre prison, en effet. Et se perdent dans leurs interrogations permanentes : ah si j’avais fait ceci ou ça… Mais ils sont pris dans les filets d’un thriller. C’est l’idée. Au début de ma carrière, j’étais terrorisé par l’idée de créer un roman. Puis j’ai commencé à lire des romans noirs. Simenon a été une grande clé pour moi. Il m’a montré qu’on peut créer un vrai portrait de la société entière dans un roman noir. Le modèle, pour moi, c’est peut être un des chefs-d’œuvre de Simenon, c’est La neige était sale. Pour comprendre la France sous l’occupation, il faut lire ce roman-là. Et je me dis : je vais faire la même chose. Ni une littérature d’intellectuel ni une littérature de gare. Avec ce roman, je veux brosser un portrait de la société complètement actuel. Avec des péripéties, des personnages, des interrogations. Et du féminisme. Dans cette querelle de l’IVG, c’est la libération des femmes et de leurs corps qui est en cause. Et le péril de nier des décennies de libération des femmes. Tout à fait. Je suis très féministe. J’ai une hypothèse au sujet de l’avortement et des nominations de Trump à la Cour suprême. On peut y lire la grande peur du féminisme et la revanche des hommes blancs. Derrière ces positions contre l’avortement, il y a une misogynie totale. La juge de la Cour suprême Amy Coney Barrett dit : je suis la servante de mon mari. Un juge de Cour suprême qui dit ça, merde, s’il vous plaît, Madame ! On vit en 2022, pas en 1930 ! De plus en plus, je pense que le siècle américain est foutu, c’est fini. On reste en fait le plus grand pouvoir du monde mais on n’a pas investi dans l’éducation, la culture, dans un système de démocratie sociale. Vous vivez quand même aux Etats-Unis. J’ai décidé de recommencer à vivre là-bas, dans le Maine. Avec cette philosophie de vie : tout est supportable avec un billet aller-retour. Avec des passages à Paris ou Berlin. Et plein de voyages, j’aime ça. J’ai une curiosité immense. C’est ça, être écrivain : être curieux ? Oui, je suis une éponge. Je connais des écrivains très nombrilistes, qui font la même chose tout le temps. Moi, au café, au restaurant, partout, je regarde autour de moi, j’apprends, j’écoute, ça me donne des idées, ça me nourrit… Pourquoi les hommes ont-ils peur de la lumière ? C’est une citation de Platon et c’est une des plus grandes tragédies d’aujourd’hui. La lumière symbolise dans beaucoup de régions la foi, la vérité de Dieu ou des prophètes. La lumière, c’est une idée de la vérité. Et la vérité, c’est la chose la plus dangereuse de la vie. L’écrivain sert-il précisément à permettre au lecteur de rechercher sa vérité ? Je porte un tee-shirt avec deux mots : « No idea ». C’est mon point de vue : aucune idée. [scald=29137404:sdl_editor_representation]

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