Le pouvoir de la langue: et si on allait quand même «au coiffeur»?

L’évolution, c’est la force motrice de la langue ? Michel Francard : Quels que soient les efforts de différents lobbies, il est impossible d’endiguer le mouvement d’une langue qui dit le monde dans lequel on vit et le dit avec des mots nouveaux, des tournures nouvelles. Ces changements ne sont ni des appauvrissements ni des substitutions inutiles, mais des adaptations de la langue à des manières de vivre et à des manières de penser. Anne Catherine Simon : En France, il y a cette distinction très forte entre Paris, l’élite qui maîtrise le français, et le reste du pays, dont on juge la manière de parler ou l’accent. C’est ce qu’un sociologue français, Philippe Blanchet, a appelé la glottophobie. M. F. : S’agissant de l’accent, le précédent Premier ministre, Jean Castex, s’est fait vertement critiquer dès qu’il est entré en fonction. L’accent est un marqueur social et certains ont estimé qu’un Premier ministre n’avait pas à se singulariser sur ce plan. Et en Belgique ? A. C. S. : Nous avons conscience d’être dans un pays où il y a trois langues nationales. Lorsqu’on entend un néerlandophone qui s’exprime en français, je n’ai pas l’impression qu’on le juge comme on le ferait d’un francophone. Cela dit, je pense qu’il y a aussi des discours normatifs, en Belgique comme en France. Mais nous sommes par contre moins qu’en France dans l’idée que, si l’on commet des erreurs de langue, on touche un peu à l’identité nationale. La langue reste-elle un instrument politique de mainmise sur l’opinion publique ? Et dans l’affirmative, est-elle dès lors vraiment le reflet de la société ? M. F. : Je crois que la langue est et restera un instrument politique, quoi qu’il arrive. On « prend » la parole : avoir la parole, c’est avoir du pouvoir. Imposer sa langue, imposer ses normes langagières, c’est exercer du pouvoir par rapport à d’autres qui ne partagent pas les mêmes normes, la même langue. La question subsidiaire : « poireau » ou « porreau » ? Michel Francard, c’était l’objet d’une de vos chroniques, qui montrait les erreurs de représentation sur la langue, puisque c’est la forme « porreau » qui est la plus conforme à l’origine étymologique du mot… Un de mes objectifs, dans cette chronique, a été de proposer des informations pertinentes sur la langue. Il est important d’informer, de mettre à la disposition du public des faits qui sont puisés soit dans l’histoire contemporaine, soit dans une histoire plus ancienne qu’il faut contextualiser. Prenons « aller chez le coiffeur/au coiffeur ». S’il y a bien une institution qui a dénigré « aller au coiffeur », c’est l’Académie française. Or, dans la première édition du Dictionnaire de cette Académie, on trouve bien « aller à + une personne à qui on va quémander une faveur ». Par exemple : « aller au Roi », « aller à l’Evêque », « aller au Pape »… Porter de tels faits à la connaissance des lecteurs n’a pas pour but de les inciter à modifier leurs usages. Mais plutôt de souligner qu’un usage autrefois bien installé dans la langue est aujourd’hui tombé en disgrâce, même s’il continue d’être employé par certains francophones. Une disgrâce arbitraire, décrétée par les puristes. Si on n’allait pas « au barbier » au XVIIe siècle, c’est sans doute parce que ces coiffeurs n’avaient pas le rang de princes ou d’évêques…

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