Georges Salines, père d’une victime du Bataclan: «J’aimerais rencontrer les accusés des attentats»

Il n’a manqué pratiquement aucune audience. Une course de fond, pour cet ancien marathonien. Pendant dix mois, Georges Salines, qui a perdu Lola, sa fille de 28 ans, au Bataclan, a été comme « happé » par le procès des attentats de Paris et Saint-Denis. A l’approche du verdict, mercredi, le président d’honneur de l’association 13Onze15 se confie sur les leçons qu’il tire de ce procès historique. Et sur son souhait d’aller au-delà. A quelques jours du verdict, mercredi prochain, comment vous sentez-vous ? Je ne dirais pas que c’est une appréhension, mais je sais que ce sera un moment charnière. Pendant presque un an, ce procès a occupé toutes mes journées. Mon épouse ne souhaitait pas y assister, elle préférait se tenir à distance. Le palais de justice a été mon principal lieu de sociabilité. Un groupe très fort s’est créé, on se voyait tous les jours avec les autres parties civiles, les journalistes, les avocats et même un magistrat. On se retrouvait dans la salle des pas perdus, sur les marches du palais, ou parfois dans les cafés. Il faudra essayer de conserver ce lien, ce ne sera pas facile. Il y a plus de deux mille parties civiles, vous êtes parmi les rares à avoir assisté à toutes les audiences… Les premiers jours du procès, je n’avais pourtant pas voulu venir. J’étais parti en Espagne, pour fuir la presse (sourires). Et puis, l’enquête, les circonstances précises des faits, ce n’était pas ce qui m’intéressait le plus. Depuis le lendemain des attentats, c’est la prévention qui me préoccupait surtout. Mais dès que je suis venu aux audiences, j’ai été comme happé par ce qui se disait. Qu’est-ce qui vous a happé ? Au départ, je pensais par exemple que tous les témoignages des parties civiles allaient se ressembler. Or j’ai été sidéré de voir à quel point chaque histoire était singulière. Chaque récit des personnes présentes au Bataclan éclairait les choses de façon différente. Il faut avoir entendu la somme de tous ces récits pour savoir ce qui s’est exactement passé dans la fosse, dans les escaliers, au balcon… Dans son réquisitoire, l’une des avocates générales a souligné que « ce procès avait permis de penser ». C’est ce que vous retenez aussi ? Ces audiences nous ont permis de comprendre, bien sûr. Mais je retiens aussi des choses qui pour moi sont comme des pépites. Notamment cette phrase, de l’une des avocates de Mohamed Bakkali (logisticien présumé des attentats, NDLR) : « L’humanisme est un effort que l’on obtient en triomphant de soi-même. Pour la haine, on se laisse glisser, la pente est naturelle, la haine ne requiert pas d’effort. » Dans les récits des victimes, on aura entendu bien plus d’éloges de l’Etat de droit que de discours de haine. Ce que j’ai tout de suite ressenti, c’est l’absurdité de ces attaques terroristes, où des jeunes ont tué d’autres jeunes. Je me suis longtemps demandé pourquoi je n’avais pas éprouvé de haine. J’ai compris en entendant une victime d’un autre attentat, la sœur du père Hamel assassiné à Saint-Etienne-du-Rouvray : « On était tellement triste qu’il n’y avait plus de place pour la haine ». J’ai trouvé ça très juste. [scald=29215221:sdl_editor_representation] Qu’avez-vous appris ? J’ai appris beaucoup de choses sur le déroulé des faits, le parcours des accusés. Mais ce qui m’a surtout intéressé, c’est de mieux comprendre les motivations, les mécanismes de l’engagement djihadiste. J’en avais une connaissance théorique. Là, pendant dix mois, je l’ai vraiment appréhendé au travers du parcours de vie des accusés… Ce procès a été plus utile à votre travail de prévention qu’à votre parcours de résilience ? Totalement. Quand elles sont venues témoigner, beaucoup de victimes, surtout des survivants, ont eu vraiment le sentiment de devoir « déposer », dans le double sens du terme. Pour moi, ce n’était pas du tout le cas. Quand je l’ai fait, je savais que j’avais un auditoire, que mon témoignage serait enregistré pour l’histoire. Alors j’avais la conviction d’avoir surtout un message à délivrer… Lequel ? C’était un plaidoyer pour que l’on mette en œuvre la justice restaurative. J’ai dit que le procès pénal était nécessaire mais qu’il ne suffisait pas. Qu’il conviendrait, au-delà, de permettre un dialogue direct entre la victime et les accusés, sans témoins, sans enjeu médiatique et sans conséquences judiciaires pour les accusés… Il faudrait aller au-delà de ce qu’on appelle la justice rétributive, la justice punitive. C’est frustrant pour les victimes : on s’adresse au président de la cour mais on n’a pas le droit de s’adresser aux accusés et les accusés ne peuvent pas directement répondre. Et tout ce qu’ils disent peut être retenu contre eux. Alors oui, même si je n’en ai pas fait la demande formelle, parce que je pense qu’ils doivent d’abord aller au bout du processus de jugement, j’aimerais rencontrer un jour les accusés. A l’audience, vous êtes de ceux qui avez échangé avec certains d’entre eux… Oui, il n’était pas possible de parler à ceux qui se trouvaient dans le box, mais j’ai parlé à ceux qui comparaissaient libres, sous contrôle judiciaire. Mais ces accusés-là ne sont pas imprégnés de l’idéologie djihadiste. Ce qui m’intéresserait surtout, c’est de dialoguer par exemple avec quelqu’un comme Sofien Ayari, parce que lui, il a adhéré. Et il a exprimé des regrets. J’aimerais lui poser des questions, dans un cadre où il n’y aurait personne d’autre que moi. Qu’avait-il l’intention de faire ? Il est allé à Schiphol le 13 novembre. J’aimerais savoir, s’il s’apprêtait à y commettre un attentat, pourquoi il a renoncé. Et pourquoi, lors de la fusillade à Bruxelles, il s’est enfui sans tirer. Il n’était peut-être plus sûr de ce qu’il faisait… C’est ça qui m’intéresse, ce point de bascule. Au procès, il est l’un des rares à être sorti du silence après les mots d’une victime… Quand il a entendu Nadia Mondeguer, une dame d’origine égyptienne, très maternelle, qui a perdu sa fille à la Belle Equipe et qui a fait une déposition bouleversante, il s’est levé et il a dit : « Pour ces victimes, je vais m’expliquer ». Il a dit qu’en partant en Syrie, il voulait prolonger un combat politique entamé en Tunisie. Il a dit qu’il assumait ce qu’il avait fait mais qu’il n’était pas sûr des choix qu’il avait alors faits. Pour vous, il y a eu d’autres moments de bascule chez les accusés ? Je partage l’avis du Dr Zagury, l’expert-psychiatre qui s’est entretenu avec Salah Abdeslam après plusieurs mois de procès. Il a évolué au cours des audiences. On a l’impression qu’il se débat dans ses contradictions. Il essaie de rester fidèle à son idéologie djihadiste mais on sent qu’il a bougé. Certaines victimes ont dit que cela leur avait fait du bien d’entendre qu’il demandait pardon. Mais il n’a pas exprimé de véritables remords. Il a demandé pardon pour le mal qu’il avait fait, mais il l’a justifié eu égard à l’idéologie qu’il défend… Vous, vous ne lui avez pas pardonné ? Non, ce n’est pas à moi qu’il appartient de pardonner, ni d’ailleurs de condamner, fort heureusement ! C’est une notion étrange, le pardon. Cela peut avoir une signification religieuse pour quelqu’un de croyant. Comme Jesse Hugues, le chanteur du groupe Eagles of Death Metal, qui est venu dire qu’il pardonnait. Moi, je ne me sens pas légitime pour accorder le pardon. C’est ma fille qui est morte, pas moi. Cela ne m’empêche pas de penser qu’il faut condamner un homme pour ce qu’il a commis, mais qu’un être humain ne se réduit pas à ce qu’il a fait de pire dans sa vie. [scald=29215220:sdl_editor_representation] Le père de Samy Amimour, l’un des trois terroristes du Bataclan, avec lequel vous avez écrit un livre, a été assez bousculé lors du procès. Comme s’il portait la responsabilité de ce qu’avait commis son fils… C’est un classique paraît-il des procès terroristes. Quand les kamikazes ne sont plus là, on interroge leurs proches comme des substituts. Azdyne Amimour est venu comme un monsieur de 74 ans, avec sa mémoire défaillante. Il s’est emmêlé les pinceaux… Mais pour vous, un père n’est pas responsable… L’éducation qu’on donne à un enfant n’est évidemment pas tout à fait étrangère à ce qu’il va devenir… Mais de là à faire des parents les responsables, ce n’est pas possible ! La première fois que l’on s’est vus, Azdyne Amimour m’a demandé pardon. Mais je lui ai répondu que je n’avais rien à lui pardonner ! Comment avez-vous réagi au réquisitoire ? Dans l’immédiat, je me suis senti assez exalté par la façon dont les avocats généraux avaient retracé tout le récit des événements et par les peines différenciées qu’ils avaient requises. Je me suis dit : justice sera rendue. Mais très vite, dans les jours qui ont suivi, quand j’ai entendu la défense, j’ai commencé à douter. A me dire qu’il y avait des choses qui n’allaient pas dans ces réquisitions. La perpétuité incompressible pour Salah Abdeslam, ça veut dire qu’au bout de 30 ans seulement, il peut demander à un tribunal un aménagement de peine… On ne devrait jamais punir un homme de telle manière qu’il ne puisse jamais réintégrer la société. Qu’attendez-vous du verdict ? Si la cour retient tout ce qu’a demandé le parquet voire va au-delà, je serais gêné. J’aurais l’impression que la cour a voulu à tout prix condamner à toute force… Le 13 novembre était un massacre épouvantable. Il peut y avoir la tentation d’infliger une peine qui soit à la hauteur de l’horreur. Mais rien ne pourra être à la hauteur ! Oussama Atar (le commanditaire présumé), Abdelhamid Abaaoud (le coordinateur) sont morts, les frères El Bakraoui sont morts dans les attentats de Bruxelles. Je serais gêné si, à défaut de pouvoir condamner les morts, on chargeait la barque des vivants. Un verdict différencié, avec plusieurs acquittements, démontrerait une forme de maturité dans l’administration de la justice. Certaines parties civiles vous ont reproché votre attitude ? J’ai subi quelques attaques personnelles, oui. On m’a reproché d’être un idiot utile. Sur la base d’un faux constat, d’ailleurs. On m’a reproché d’avoir pardonné, alors que je ne l’ai pas fait. Ne pas réclamer vengeance, c’était parfois interprété comme une trahison vis-à-vis de ma fille. Mais ces attaques sont restées extrêmement rares. Entre victimes, on peut avoir des opinions variées sur le quantum des peines requises. Sans doute fais-je partie de ceux perçus comme les plus cléments. Mais j’observe que les parties civiles qui ont suivi le procès au plus près sont sans doute les plus nuancées dans leur appréciation du degré de responsabilité de chacun des accusés. Vous donnez l’impression d’aborder ce procès de façon surtout intellectuelle, plus qu’émotionnelle ? Comment l’avez-vous vécu dans votre chair ? Il y a des moments où j’ai pleuré, bien sûr. J’ai été extrêmement ému par la souffrance des enfants qui avaient perdu leurs parents. J’ai deux petits-enfants, on s’identifie facilement. Mais peut-être le fait de s’investir protège-t-il ? Tout comme le fait d’être acteur des choses plutôt que de les subir… Perdre un enfant, c’est en dehors du paysage mental… Il y a une phase de déni dans le deuil. Quand j’ai écrit mon premier livre, L’indicible, de A à Z, c’était surtout pour réfléchir à ça. Essayer de donner du sens. J’ai réfléchi sur la vie, la mort. Ça m’a aidé. Je me suis consolé en me disant par exemple que vivre 28 ans ou 100 ans, de toute façon, c’est court à l’échelle de l’éternité. Ça m’a aidé. Je rencontre des parents qui ne vivent plus, qui ne vont plus au cinéma, en vacances. Moi, j’ai fait le choix de la vie. Je pense à ma fille tous les jours, j’ai le regret infini qu’elle ne soit plus là, mais je pense aux beaux moments qu’elle a vécus. Certaines victimes ont regretté qu’on ne montre pas davantage les scènes de crimes… Je le regrette aussi. On a fait le choix, sur les images et la bande son, d’en diffuser un peu mais pas trop. Mais si l’on juge quelque chose d’abominable, il faut le montrer, pas l’édulcorer. Sinon, c’est comme si ce qui s’était passé n’avait pas été si terrible. Les scellés ont été brisés, les victimes qui le voudront pourront entendre la bande son qui a capté tout ce qui s’est passé au Bataclan. Mais moi, je ne le ferai pas. C’est à l’audience qu’il fallait le faire. [scald=29215219:sdl_editor_representation] Pourquoi c’était si important de faire ce procès en plein cœur de Paris, sur l’île de la Cité ? Je comprends les interrogations sur le Justitia, où se tiendra le procès de Bruxelles. Ici, le procès s’est déroulé au palais de justice historique, un lieu à la fois très solennel et moderne. Dans le préfabriqué, on a laissé des ouvertures sur les statues historiques. Chaque soir, on est sorti du Palais par le pont au Change. Voir la Seine, dans l’un des plus beaux lieux de Paris, c’était chaque fois le plus beau moment de la journée. Une forme d’apaisement. Même pendant le procès, vous avez poursuivi vos missions de prévention ? Je n’ai jamais arrêté. Je les ai casées le lundi, quand il n’y avait pas d’audience. Je suis allé dans les écoles ou les prisons, de Brest à Menton. Je suis allé dans les Yvelines, dans la classe où enseignait Samuel Paty. C’est important de parler du respect entre les communautés, de l’humiliation, de la vengeance. Même si j’ai l’impression de tenter de vider l’océan à la petite cuiller… Est-ce que ce procès a été réparateur ? Oui, même si ce n’était pas son but. Moi, j’avais peut-être moins de chemin à faire. Mais je connais des victimes qui éprouvaient de la colère et de la haine, qui étaient très remontées contre la défense par exemple, et qui ont adopté une attitude beaucoup plus nuancée. Il y a une forme de satisfaction à voir la justice fonctionner avec tous ses acteurs, l’accusation mais aussi la défense. C’est l’essence de la justice démocratique : la vertu du débat contradictoire.

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