Série d’été – Mémoires d’épaves: les brise-lames d’acier de Zuydcoote

La carcasse évoque ces grands oiseaux morts dans un dernier atterrissage. La tête a vrillé, avant de se coucher dans le sable. Puis le corps s’est lentement décomposé, laissant au soleil et à la vague le soin de curer ses ossements métalliques. Sur l’entrepont déchiqueté, un couple récolte les moules de bulot qui ont colonisé l’épave avec entêtement. Des corps de marins sont peut-être restés prisonniers de la coque, profondément enterrée dans la plage. La plage de Zuydcoote s’étire longuement entre Dunkerque et Bray-Dunes. C’est là qu’en 1940, quelque 400.000 jeunes hommes se sont retrouvés coincés, le dos à la mer et la boule au ventre, convaincus pour nombre d’entre eux qu’ils vivaient leurs derniers moments. Sans l’Opération Dynamo et une série de circonstances restées mystérieuses, ils n’auraient pas pu embarquer vers l’Angleterre. Les épaves noirâtres qui strient la plage rappellent cet épisode invraisemblable de la Seconde Guerre mondiale, popularisé par le roman Week-end à Zuydcoote de Robert Merle, porté à l’écran par Henri Verneuil avec Jean-Paul Belmondo dans le rôle principal, et le Dunkerque de Christopher Nolan. [scald=29240575:sdl_editor_representation] [scald=29234279:sdl_editor_representation] Le « coup de faucille » Le 10 mai 1940 fut un coup de bastaque. L’armée allemande a littéralement balayé la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas et la France qui pensait alors avoir « la meilleure armée du monde ». Le « coup de faucille » du général Erich von Manstein prend les troupes françaises et britanniques à revers. Quatre cent mille hommes sont pris au piège dans la région de Dunkerque, à la merci des chars allemands qui s’apprêtent à les anéantir. C’est à instant qu’un ordre du haut commandement leur impose de stopper. Il est signé par le général Von Rundstedt et confirmé par Adolf Hitler. Cette décision incompréhensible a fait couler beaucoup d’encre. Mais elle permet dans l’immédiat d’organiser l’évacuation massive des troupes alliées vers l’Angleterre. En neuf jours, 338.226 combattants peuvent réembarquer grâce à la noria des « little ships qui participent à l’Opération Dynamo » – ainsi nommée parce que pilotée depuis la salle de la dynamo du QG général naval situé sous le château de Douvres. La bataille de Dunkerque a fait 18.219 morts parmi les soldats alliés et envoyé plus de 250 bateaux par le fond. [scald=29240978:sdl_editor_representation] [scald=29240576:sdl_editor_representation] Le Crested Eagle que l’on peut voir aujourd’hui sur la plage de Zuycoote est l’un d’eux. Ses restes qui s’étalent sur une cinquantaine de mètres taisent sa splendeur passée, lorsque ce Steamer britannique équipé de roues à aube alignait les liaisons entre Londres, Southend, Clacton et Felixstowe. Sa cheminée, courte et râblée, permettait à ses 91 mètres de se glisser sous les ponts de la Tamise. En mai 1940, son destin chavire. Equipé d’une batterie aérienne, il s’amarre à la jetée est de Dunkerque. Il y embarque 600 hommes. Mais à la hauteur de Malo-les-Bains, il est attaqué par des stukas et touché par trois bombes. C’est un brasier qui finit par s’échouer sur la plage de Zuycoote. Des soldats sont transformés en torche. Ceux qui ont sauté à l’eau sont pris sous le feu des chasseurs allemands. 300 hommes vont ainsi mourir en quelques heures. De mauvais souvenirs Bruno Pruvost raconte avec détails et passion la tragique destinée du Crested Eagle et des autres épaves de Zuydcoote, une municipalité dont le nom est associé aux deux guerres mondiales. « Entre 1914-1918, son sanatorium maritime a servi d’hôpital pour les soldats et les civils blessés sur la ligne de front proche », explique cet autodidacte. « En 1940, sa plage s’est retrouvée au cœur des combats de la bataille de Dunkerque. 338.000 soldats ont pu rembarquer, dont 123.000 Français. » [scald=29238355:sdl_editor_representation] Les passagers du Crested Eagle n’ont pas eu cette chance. Pas davantage que les autres épaves qui noircissent aujourd’hui le sable entre Dunkerque et Bray-Dunes. Elles y reposent dans une tranquillité relative. Les promeneurs passent rapidement devant leurs squelettes d’acier lorsque la marée est suffisamment basse. Le mois de mars offre les meilleurs coefficients. [scald=29234277:sdl_editor_representation] Un triste sort Le sort réservé à ces épaves est en soi révélateur du regard qu’a posé sur la Seconde Guerre mondiale la génération de nos pères et de nos grands-pères. « Dans les années 50, elles ont été livrées aux ferrailleurs et découpées », explique Bruno Pruvost. « Elles renvoyaient de mauvais souvenirs et leur présence rendait la zone dangereuse pour les habitants du coin comme pour la navigation. » Des ouvriers ont découpé au chalumeau oxhydrique la tôle jusqu’au niveau de la plage qui s’est chargée d’avaler les restes des coques rouillées et de les faire disparaître. Jusqu’à ce que les courants en décident autrement et emportent le sable, exhumant les épaves dépecées. Aujourd’hui, une plaque accolée à l’épave du Crested Eagle rappelle le drame du 29 mai 1940. L’épave est visible en fonction du coefficient des marées. Les bons jours, on peut la voir de la proue à la poupe et distinguer encore des pièces mécaniques qui ont échappé aux ferrailleurs, comme la barre avant et sa tringlerie, ainsi qu’un cabestan. Plus loin, l’acier porte encore les empreintes des cuvettes de WC. L’épave est colonisée par la balane, ce crustacé marin dépourvu de pédoncule que l’on retrouve à foison sur les quais, les rochers de l’estran et les coques de navire. On l’appelle ici « crapoucot ». [scald=29234278:sdl_editor_representation] Derrière le Crested Eagle, à dix ou quinze mètres, une ferraille sort de la vague. Elle trahit la présence d’une autre épave restée anonyme, et qui n’a rien à voir avec l’Opération Dynamo. Pour rester dans le thème guerrier, il faut aller vers le nord-est et Bray-Dunes, laisser derrière soi la Vonette (un navire de bois coulé par la tempête en 1929) avant d’atteindre les reste du Devonia. Cet autre navire à aube coutumier des croisières sur le Bristol Channel a été reconverti en démineur, en 1939. Une bombe allemande a scellé son destin le 31 mai 1940, juste après avoir passé La Panne. [scald=29234280:sdl_editor_representation] Si l’on descend vers le sud-ouest et Dunkerque, c’est le Claude qui résiste vaille que vaille à la mer. Cette péniche de débarquement fut jetée sur la plage le 29 mai 1940 et transformée en réservoir d’eau pour étancher la soif des soldats qui attendaient le réembarquement. Sur la plage de Malo-Terminus, une autre épave peut être observée à marée basse. Le Lorina s’est échoué au plus fort de l’Opération Dynamo après avoir été frappé par une bombe allemande qui a pulvérisé sa poupe. Huit hommes d’équipage du ferry ont péri. Zuydcoote prend soin de ses épaves. Mais sacraliser un lieu ne suffit pas à le protéger du vandalisme et de la prédation. Bruno Pruvost parie sur la nouvelle génération pour préserver les ruines d’acier qui résistent encore à la mer et aux « chercheurs de souvenirs ». Régulièrement, il organise des « visites guidées » sur les épaves pour sensibiliser les écoliers de la région à la nécessité de préserver ce patrimoine. Il leur raconte la guerre, le sacrifice de tant de jeunes hommes, le drame que représentent ces bouts de ferraille ancrés à la plage comme autant de brise-lames. Le 5 juillet 2023, le Tour de France passera par Zuydcoote. La marée sera favorable. Les épaves seront visibles. [scald=29238354:sdl_editor_representation]

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