«La santé des femmes n’est toujours pas un droit accessible à toutes»

Pour tout le monde, elle est Lisa, bien qu’en réalité, elle soit le Dr Elisabetta Canitano, gynécologue de 67 ans. « Je vais voir Lisa au planning familial. » « Si vous avez besoin d’aide, appelez Lisa. » Lisa, et c’est tout. Pour des milliers de femmes. Voilà ce qui arrive quand vous exercez votre métier avec passion, un militantisme qui naît du féminisme, de la conviction que la santé est un droit, parce que, assure Lisa, « on peut encore mourir au cours d’un avortement en Italie, comme le montre la tragédie de Valentina Milluzzo ». Valentina, enceinte de jumeaux, est décédée d’une septicémie à Catane à l’âge de 32 ans. C’était en 2016 et elle en était à son cinquième mois de grossesse. La cause ? Un avortement refusé, telle est l’accusation du parquet. Depuis lors, mariée, mère d’une fille et désormais heureuse grand-mère, Lisa se bat aux côtés des parents de Valentina afin que toute la lumière soit faite sur cette tragédie. « On va s’asseoir ici, entre le potager et le jardin. Il y souffle un agréable petit courant d’air. » Nous nous trouvons Via di San Francesco di Sales à Rome, à l’intérieur de la Casa internationale delle donne (Maison internationale des femmes). Lisa y a un cabinet où elle consulte gratuitement. C’est aussi le siège de Vita di Donna, une association qui offre un soutien médical aux personnes qui en ont besoin. Le téléphone sonne en permanence, été comme hiver, et parfois même la nuit. Lisa répond toujours. Née d’un père médecin et d’une mère actrice, Lisa a fréquenté le lycée classique. Elle a décroché son diplôme de médecine à l’université romaine de La Sapienza, au plus fort des révoltes étudiantes, et a alors choisi de se faire l’avocate de la loi 194 légalisant l’avortement en Italie. Etait-ce un choix politique ? C’était en 1981, j’avais 26 ans. La loi 194 venait d’être votée (le 22 mai 1978 – NDLR) et il fallait la défendre. Nous connaissions tous le drame des avortements clandestins. Comme je m’étais spécialisée en gynécologie, ce choix m’a semblé tout naturel. Le boycott de la loi était féroce. A la polyclinique Umberto I, nous avons dû occuper un service. Les patientes ne trouvaient pas de lits, et les infirmiers refusaient de nettoyer les instruments chirurgicaux. J’étais et je reste une féministe de gauche. Et je voulais aider les femmes. C’est pourquoi j’ai choisi cette voie. [scald=29289373:sdl_editor_representation] Risquons-nous en Italie une dérive à l’américaine sur la question de l’avortement ? Non, du moins pas pour les interruptions de grossesse avant le troisième mois. Certes, ma génération, celle qui en a garanti le droit, part actuellement à la retraite, de nombreux services ont été fermés. Mais grâce au soutien des réseaux d’aide aux femmes, dont le nombre ne cesse malheureusement de diminuer, l’IVG continue d’être pratiquée. Le drame, c’est l’avortement thérapeutique. La loi prévoit qu’en cas de graves malformations du fœtus, lorsque la vie de la femme est en danger, on peut et on doit même y recourir. Pourtant, il se passe quelque chose de très grave en Italie. En particulier dans les soins de santé catholiques. Les femmes, après avoir reçu un diagnostic d’anomalie fœtale, sont abandonnées à leur sort. On ne les informe pas de ce qu’il faut faire, de l’endroit où aller. En attendant, le temps passe, et les délais d’avortement aussi. S’agit-il d’une objection déguisée ? Oui, et d’un manquement au devoir de médecin qui peut s’avérer fatal dans certains cas. Vous n’imaginez pas à quel point les avortements thérapeutiques sont encore boycottés aujourd’hui dans les salles d’opération. Il s’agit d’une violation des droits des femmes. A-t-il été difficile de consacrer votre vie à la défense de la loi 194 ? Heureusement, j’ai également travaillé dans la gynécologie en général. Sinon, le risque de burn-out est très élevé. J’ai travaillé de nombreuses années dans un centre de planning familial à Ostie, où nous entretenions une relation très étroite avec les patientes. L’objectif était de leur apprendre à ne plus avoir recours à l’avortement, de leur apprendre à utiliser la contraception. Ça n’a pas été facile. Au début, dans certaines zones de périphérie où nous avions des cabinets, je me faisais traiter de « meurtrière » dans la rue. Ce militantisme vous colle encore à la peau aujourd’hui. Je me suis découvert cette passion pour l’intérêt public au lycée. C’était en 1969, les révoltes étudiantes battaient alors leur plein un peu partout. L’un de nos leaders était Marco Lombardo Radice, lui aussi allait devenir médecin, pédopsychiatre. L’année de mon baccalauréat, j’ai été suspendue pendant 15 jours, j’ai dû étudier Hegel toute seule. J’ai finalement été reçue avec 60 %. Nous pouvions faire la révolution, mais nous devions être bons à l’école. Vous étiez communiste ? Extraparlementaire de gauche, comme on disait à l’époque. Marxiste-léniniste. Avant que la lutte armée ne s’engage et que certains de mes amis n’y prennent part. Lorsque Giulio Carlo Argan est devenu maire de Rome en 1976, j’ai adhéré au PCI, le Parti communiste italien. Jusqu’à il y a 10 ans, je faisais encore partie du PD, le Parti démocrate. Aujourd’hui, je suis membre du mouvement Potere al Popolo. Quid du féminisme ? Il est entré dans ma vie durant les dernières années de lycée. C’est devenu une de mes raisons de vivre. Pourquoi avez-vous fondé Vita di Donna ? Parce que la santé des femmes n’est toujours pas un droit accessible à toutes. En Italie, la contraception est un sujet tabou. De plus en plus de femmes italiennes viennent me voir gratuitement à mon cabinet. Vous avez écrit un spectacle dédié à Valentina Milluzzo. Il s’intitule Io obietto (Je m’y oppose) et raconte, à l’aide d’exemples concrets, comment on peut mourir d’un avortement à l’hôpital. Valentina attendait des jumeaux et souffrait d’une grave infection ; l’avortement l’aurait sauvée. Cependant, le médecin objecteur a refusé de procéder à l’intervention, sous prétexte qu’il pouvait encore entendre les battements de cœur des fœtus. C’est ainsi qu’elle a succombé à une septicémie en 2016. Cela ne doit plus se reproduire.

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