Les brasseurs artisanaux mettent la pression

P lusieurs facteurs expliquent l’éclosion de brasseries artisanales », explique Christophe Gillard, expert reconnu, propriétaire du magasin Mi-Orge Mi-Houblon, à Arlon, reconnu depuis plusieurs années comme un des meilleurs magasins de bières au monde. « Les goûts des individus et de la bière ont évolué. Il y a quinze, vingt ans, les passionnés n’accrochaient plus aux bières que l’on trouvait sur le marché. Ils se sont dits : “puisque je ne trouve plus la bière que j’aime, je vais la faire…” Et puis la technologie a évolué, rendant le brassage plus accessible et l’investissement moins coûteux. Enfin, en 2005, l’Année de la bière a encouragé les vocations et autres reconversions. » Retour de l’amertume La Belgique compte aujourd’hui près de 170 brasseries. Si le marché reste majoritairement aux mains des brasseurs industriels, les artisans font désormais entendre leur voix, influençant le milieu. L’amertume, par exemple. Ce goût traditionnel de la bière s’était fortement estompé au fil des décennies pour des bières plus douces. On ne parle pas ici des bières fruitées visant une clientèle féminine, mais bien de la pils ordinaire, incomparable avec ce qu’elle était il y a trente ans. Nico Bacelle et Guido Devos, fondateurs la brasserie De Ranke à Dottignies, furent les premiers à lancer une bière qui retournait aux sources : leur XX Bitter. La Basserie de la Senne a ensuite opté pour ce choix gustatif, le brasseur Yvan De Baets y voyant une forme de résistance à la standardisation des goûts. « Quand les brasseurs de De Ranke ont sorti leur bière, les brasseurs traditionnels les ont pris pour des fous », poursuit Christophe Gillard. « Cette bière a pourtant révolutionné le monde brassicole. » Travaillant différemment malt et saveurs, les microbrasseurs ont rafraîchi tant le design que le goût des bières, mettant indirectement la pression sur les brasseurs industriels. Les exemples d’influence sont nombreux. En 2005, le groupe Duvel Moortgat a lancé avec succès la Tripel Hop, bière à l’amertume prononcée. Delhaize a mis sur le marché en 2013 trois bières emblématiques du retour de ce goût : la gamme Xtreme Hop. Et plus récemment, AB Inbev vient de sortir une Leffe IPA (India Pale Ale), une bière à haute fermentation. On reste ici sur l’amertume, mais on s’inspire d’une bière anglaise du 18e siècle, un modèle brassé pour les soldats de sa majesté en poste aux confins de l’Empire, remise au goût du jour par les brasseurs artisanaux américains. Autre tendance, l’acidité Une seconde tendance est l’acidité avec recours aux levures sauvages. Cette tendance vient cette fois des gueuziers artisanaux belges, très réputés à l’étranger, les Cantillon, Boon, Tilquin et autres. « Ces gueuzes artisanales sont aujourd’hui très appréciées, mais les vrais artisans maîtrisent l’acidité… Ceci n’est pas donné à tout le monde. » Christophe Gillard regrette certaines déviances. Pour celui-ci, cherchant uniquement à se démarquer, exagérations. La tradition belge est l’équilibre. Le grand public ne connaît pourtant pas assez les bières artisanales, achetant en majorité ses bières en grande surface où celles-ci sont rares. Pour dépasser le cadre des aficionados, les brasseurs artisanaux vont à la rencontre du consommateur, cherchant à entrer dans des cafés non liés à des brasseries industrielles ou sur des lieux plus inattendus. Dernièrement arrivée sur la scène, la Pin Pon, la bière qui éteint la soif, est ainsi associée au restaurant éponyme de la place du Jeu de balle à Bruxelles. Elle est brassée par la brasserie de la Senne. « On appréciait la démarche de ce brasseur dont on défend les bières au restaurant », explique Emmanuelli, chef associé au projet. « Comme on voulait notre bière, on a mis ensemble au point une bière avec ce qu’il faut d’amertume, pas trop, peu alcoolisée, facile à boire. On présente cette bière le dimanche sur le marché de la Place Flagey via notre food truck Pin Pon. On espère la commercialiser rapidement en bouteilles. » La légèreté Philippe Emmanuelli évoque ici une dernière tendance : la légèreté. Les bières peu alcoolisées, avec un pourcentage d’alcool de 4 ou 5 %, se vendent bien dans la boutique Mi-Orge, Mi-Houblon de Christophe Gillard. La Taras Boulba de la Brasserie de la Senne est une des meilleures ventes, comme La petite Frangine de la Brasserie de la Semois. Pas trace dans la boutique, par contre, de la Wild Jo, bière lancée récemment par la Brasserie anversoise De Koninck. Le lancement de cette bière accompagne la rénovation d’une brasserie ouverte au public. Le lieu intègre divers artisans dans ses murs, notamment les maîtres affineurs Van Tricht père et fils, proclamés meilleur affineur d’Europe en 2010 par le Wall Street Journal et le boucher Luc De Laet. Les visiteurs peuvent ainsi découvrir la salle de brassage, avant de déguster une bière sur place et un fromage se mariant avec celle-ci. Suffisant pour convaincre l’amateur ? « Cette bière appartient à Mortgaat Duvel, une brasserie industrielle à la pointe », conclut Jean Hummler, un des patrons des Moeder Lambic, bars bruxellois réputés pour ne mettre à leur carte que des bières artisanales. « Il y a eu la Vedett en son temps. Duvel tripel hop et Chouffe houblon sont des produits modernes, bien construits, répondant à une demande. C’est une marque généraliste qui cherche à toucher Monsieur Tout-le-monde via les grandes surfaces et un réseau de bars attitrés. Néanmoins, côté goût, c’est comme le Canada dry : ça ressemble, c’est tout comme, mais au final, cela laisse dubitatif le véritable amateur. Je ne dis pas que c’est mauvais, mais ce n’est pas une bière artisanale. Nous ne proposons que des bières qui nous plaisent. Et pour qu’elles nous plaisent, trois facteurs sont essentiels : de bons ingrédients, du savoir-faire et du temps ! Laisser le temps faire son travail n’est pas donné à tout le monde… Ces bières sont évidemment plus chères et réclament de l’information pour le novice. Le palais doit être éduqué. Mais une fois que celui-ci s’y fait, il ne revient pas en arrière. »

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