Ce qui la condamnait d’avance l’a innocentée au procès

Le 15 mars 2018 devant la cour d’assises de Bruxelles, Bouchra, 20 ans, accusée de l’assassinat de son petit frère de quatre ans, a droit à quelques derniers mots avant que les jurés partent délibérer sur sa culpabilité. L’émotion submerge cette jeune femme discrète aux cheveux noirs de jais relevés en arrière et au corps caché par une blouse grise difforme. Soufiane lui manque énormément, confie-t-elle ; elle n’a « pas de mot » pour décrire le vide qu’elle ressent. Ce gosse, « c’était toute sa vie », avait exposé son petit ami durant le procès. Trois heures et demie plus tard, à la question de savoir si elle a, le 1er juillet 2015, volontairement et avec intention de donner la mort, commis un homicide sur la personne de Soufiane, né le 24 janvier 2011, les jurés répondent par la négative. Au son du « non », les avocats de la défense, Mes Catherine Toussaint et Yannick De Vlaemynck, sont en pleurs. La gamine, soutenue par ses parents depuis le premier jour, va bientôt se jeter dans leurs bras. À l’entame du procès, une centaine d’heures plus tôt, le destin de la jeune fille était pourtant presque scellé : tout semblait indiquer que c’était elle qui avait tué ce petit bonhomme rieur, aux joues rebondies et aux yeux qui pétillaient. Mais le détail qui l’avait menée jusqu’à la prison, puis devant le jury populaire, allait bientôt prouver son innocence. [scald=29321119:sdl_editor_representation] Les faits Il était presque 16h15, le jour du drame, quand un appel avait été passé au service 100 par la voisine de la famille de Bouchra, qui venait de l’alerter : « Oui, bonjour, s’il vous plaît, j’ai un enfant qui ne respire pas ici, s’il vous plaît… Non, non, il ne respire pas… Il est froid, il est froid ! » Sur place à Berchem-Sainte-Agathe, les services d’urgence avaient rapidement constaté le décès de l’enfant, mais ses pupilles n’étaient pas encore tout à fait dilatées, ce qui laissait place à un infime espoir. Pendant 39 minutes, le médecin urgentiste et deux infirmiers avaient réalisé des manœuvres de réanimation avant de s’estimer vaincus. Le petit corps sans vie avait alors été déposé dans les bras de sa maman, arrivée entre-temps, qui l’avait serré très fort contre son cœur en pleurant. Le matin même, elle et son mari étaient partis travailler, confiant Soufiane à sa grande sœur et fermant la porte à clé derrière eux. C’est dans ce huis clos, entre ces murs et en présence de Bouchra uniquement, que l’enfant est décédé. Une trace de strangulation vint vite donner à l’adolescente un rôle de suspecte. Les nombreux messages de jeune hyperconnectée qu’elle était montraient qu’elle avait un petit ami avec lequel elle était fusionnelle et qu’elle aurait voulu rejoindre plus souvent. Et si Soufiane les avait surpris, elle et ce jeune homme, risquant de les dénoncer à leur père qui ignorait tout de leur relation ? Et si elle avait fini par trouver ce petit frère, dont elle s’occupait tout le temps, trop encombrant ? Pourtant c’est elle qui demandait à l’avoir auprès d’elle quand elle avait congé, même lorsqu’il était attendu à la garderie… Qu’importe le mobile, finalement : ils étaient deux, il est mort, et il présentait une trace de strangulation. Inculpée d’assassinat, la jeune fille a fini en prison après la reconstitution durant laquelle elle avait montré, en quelques minutes, comment elle avait rangé l’appartement, préparé à manger à Soufiane, puis découvert son petit corps sans vie alors qu’elle sortait de la salle de bains. Elle n’avait pas pleuré, c’était suspect. Chez les musulmans, on dit parfois que le mort est châtié pour les pleurs qu’il provoque au sein de sa famille, a-t-elle plus tard expliqué. « Toutes les questions concernant son petit frère restent sans réponse, sinon le “je ne l’ai pas touché” qu’elle répète inlassablement », relevait un psychiatre à qui une expertise de la jeune fille avait été sollicitée. « Elle reconnaît qu’elle était seule avec son frère et ne met pas en question les constatations faites par le médecin légiste, mais elle persiste à assurer qu’elle n’est pour rien dans le décès, sans fournir aucune explication, aucune hypothèse. Son déni nous apparaît être une défense consciente, puérile peut-être, vis-à-vis des sanctions qu’elle pourrait recevoir et pour protéger l’image de soi dont la mise en question serait intolérable. » Me De Vlaemynck a été consulté par la famille de Bouchra alors que celle-ci était déjà en détention préventive, à la prison de Berkendael, depuis un an – c’est lui qui l’en a fait sortir. Il a demandé à Me Toussaint de « monter » dans cette affaire avec lui : « Le dossier était hyper mauvais, avec cette trace sur le cou du petit », se souvient Catherine Toussaint. « J’ai dit à Yannick que c’était peut-être un homicide involontaire, parce qu’il était difficile ? Il m’a répondu non, cette gamine est innocente ! » C’est dans la salle des pas perdus du palais de justice de Bruxelles qu’elle a rencontré Bouchra pour la première fois, peu après sa libération préventive : « Elle est arrivée seule, très réservée. Elle nous a dit qu’elle adorait son petit frère, que jamais elle ne lui aurait fait du mal, et elle nous a montré une vidéo dans laquelle on voyait Soufiane assis sur ses genoux. Ils avaient chacun un écouteur et ils dansaient avec une belle complicité. Elle le tenait de manière tellement protectrice, il y avait tant d’amour… Je me suis dit “ce n’est pas possible, elle ne l’a pas tué”. » Les photos du petit corps sans vie montraient un « sillon d’étranglement » d’un centimètre de large sur 13 centimètres de long. Toutes les ceintures de l’appartement du drame avaient été saisies et examinées, mais aucune ne présentait la forme correspondante. « Comme je le fais souvent dans ce genre de dossier difficile, j’ai demandé au mari de mon associée, excellent médecin, si l’on pouvait expliquer autrement la mort du petit », confie l’avocate. « Il n’avait pas vu le corps évidemment, mais il m’a dit que d’après ce que contenait le dossier, Soufiane ne pouvait qu’avoir été étranglé. On est allés revoir Bouchra, et elle a encore soutenu qu’elle ne l’avait pas touché. Alors on est montés aux assises. Les parents ne s’étaient pas constitué parties civiles contre leur fille, ils étaient très touchants, ils l’ont soutenue jusqu’au bout. J’avais posé une photo de Soufiane sur mon banc et sa petite bouille ne m’a pas quittée durant tout le procès. Il était mignon, mais mignon… » [scald=29321120:sdl_editor_representation] Le procès Premier jour de cour d’assises. Interrogée par le président, Bouchra détaille sa courte vie et Me Toussaint collationne tout sur des pages jaunes qu’elle noircit au fil du procès. L’accusée est née à Bergame, en Italie, où son papa s’était installé, en provenance du Maroc, pour y travailler et faire vivre sa famille. Enfant très réservée, elle avait commencé à dessiner dès qu’elle avait été en âge de tenir un crayon : le dessin, c’était sa manière de s’exprimer. Puisque son rêve était de faire des études artistiques, sa maman avait proposé qu’ils quittent Bergame pour Bruxelles, où on lui avait dit que les études étaient de meilleure qualité et où ils étaient arrivés en 2012, bébé Soufiane sous le bras, trouvant à force de recherches un travail en usine pour lui, et comme technicienne de surface pour elle. Bouchra avait poursuivi dans le dessin – passionnée de mangas, elle était en 4e année à l’École des beaux-arts et rêvait de partir à l’université de Tokyo pour apprendre à mieux les dessiner. Elle aimait aussi passer le temps sur les réseaux sociaux, retrouver discrètement son petit ami avec lequel elle échangeait constamment ses impressions, mais aussi s’occuper de son petit frère. L’appartement familial était tellement exigu qu’elle devait dormir sur le divan du salon tandis que Soufiane restait dans la chambre des parents. En vacances, parfois, elle filait le matin dans le lit parental pour y finir sa nuit ; Soufiane l’y rejoignait, et ils restaient collés : « Il fallait le garder, le surveiller, le conduire à la crèche, c’était un problème ? », demande le président Michel de Grève. Non, il était pour elle presque un fils, dira-t-elle. Ils étaient « fusionnels », et le 1er juillet, il devait aller à la garderie mais elle avait préféré l’avoir auprès d’elle. Peu avant le malaise de Soufiane, il avait mangé un plat de pâtes pendant qu’elle pianotait sur son GSM. « Les SMS étaient plus importants que la surveillance de votre petit frère », lance le président. Sur une de ses feuilles jaunes, Me Toussaint s’insurge : « Comment ose-t-il ??? », écrit-elle en biais, dans la marge. La fin de la première journée d’audience, très dure pour les jurés qui avaient découvert les images du petit cadavre, se termine par le témoignage des premiers secours à qui on demande surtout de décrire la scène qu’ils avaient trouvée, et comment l’accusée se comportait. Deuxième jour de procès. Les enquêteurs « étalent sa vie sexuelle comme du Nutella sur une tartine », résume Me Toussaint. Ils projettent des captures d’écran des SMS que la gamine échangeait continuellement avec son amoureux, et on lit qu’ils auraient, le jour de la mort de Soufiane, espéré se retrouver plus tôt. « Peut-on raisonnablement penser qu’une jeune fille de 18 ans qui voit son petit ami tous les jours va tuer son petit frère parce qu’elle va voir son amoureux vers 16h30 et non les 15 h prévues ? », plaidera plus tard l’avocate de la défense aux jurés. Mais ce jour, Me De Vlaemynck reçoit un message du docteur Gerlant Van Berlaer, urgentiste pédiatrique, qui a témoigné la veille. Il n’a pas fermé l’œil de la nuit et il voudrait revenir au procès : « Je ne veux en aucun cas qu’une innocente soit condamnée à tort », écrit-il. Puisque les parties ne peuvent avoir de contact avec les témoins, les avocats de la défense se tournent vers leur bâtonnier avant de solliciter auprès du président que l’urgentiste puisse se représenter. Mercredi, huit médecins sont déjà attendus – deux de la défense, qui évoquent une crise d’épilepsie ou une mort subite, les légistes descendus sur les lieux et ayant réalisé l’autopsie ainsi qu’un collège d’experts désigné par le président. Quand vient le tour du docteur Van Berlaer, celui-ci arrive avec une grande valise, demandant qu’on lui installe deux tables côte à côte devant les jurés. Il la dépose, l’ouvre et en sort un mannequin représentant un corps de petit garçon de quatre ans. Les jurés, toujours frappés par les images de l’autopsie de Soufiane, sont estomaqués. « Je sais », annonce-t-il alors, « d’où vient cette marque sur le cou. » La tentative de réanimation avait été longue et pénible – quand ce sont des enfants, on s’acharne plus longtemps. Soufiane avait été intubé, mais à cause des contractions post-mortem de l’estomac, le tube ressortait tout le temps. On lui avait mis un masque respiratoire et on avait attaché celui-ci. Au niveau du cou. La fameuse marque sur l’enfant avait été laissée non pas par une personne qui lui avait arraché la vie, mais bien par ceux qui tentaient de la sauver. Une mort subite, ça peut survenir à n’importe quel âge, conclut un des légistes du collège d’experts après ce témoignage. On ne saura jamais de quoi est mort Soufiane, qui avait déjà fait un malaise inexpliqué quinze jours plus tôt. Sur les feuilles jaunes de l’avocate, il n’y a plus beaucoup de notes après ça. « Deux ans d’enquête à la poubelle ! », explose le substitut Stéphane Lempereur en requérant l’acquittement. « La procédure d’assises, tellement décriée par les projets gouvernementaux, a évité qu’une erreur judiciaire envoie pour de longues années en prison une innocente », écrit alors notre regretté confrère Marc Metdepenningen. Deux ans d’enquête à la poubelle, mais aussi la vie d’une jeune fille : bien qu’acquittée, Bouchra n’a jamais surmonté l’enfer dans lequel le rouleau compresseur de la justice l’avait plongée. Ses avocats n’en diront pas plus, pour la protéger.

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