Diyanet, la nouvelle marionnette au service d’Erdogan?
Enquête sur le réseau européen de mosquées turques au service de l’AKP, parti fondé par le président Erdogan.

Le dernier combat contre l’instrumentalisation politique des mosquées turques se mène-t-il à Rheda-Widenbrück (Allemagne) ? Kamil Aslan en est persuadé et il n’a pas hésité à porter plainte auprès de la justice allemande pour dénoncer ce qu’il qualifie de « mainmise totale des partisans de l’AKP » (Parti de la Justice et du Développement, fondé par l’actuel président Erdogan au pouvoir en Turquie depuis 2002) sur sa mosquée de quartier affiliée au réseau européen de la « Diyanet » (appelé DITIB en Allemagne) laquelle est indirectement contrôlée par la Diyanet en Turquie, à savoir la Présidence des affaires religieuses rattachée au cabinet du Premier ministre turc.
Arrivé en Allemagne en 2002, Kamil Aslan est un électricien turc de 35 ans, sympathisant nationaliste et musulman pratiquant qui travaille en journée dans une usine de transformation de viande et fréquente les week-ends la mosquée Yeni Camii située dans sa localité.« Ce que j’ai vu dans nos mosquées allemandes durant les dernières campagnes électorales en Turquie m’a vraiment choqué. Les dirigeants de mosquées contrôlées par DITIB (Diyanet allemande) ont affrété des bus pour transporter les fidèles vers les bureaux de vote afin de les faire voter pour l’AKP. Lors des trajets, de nombreux fidèles rapportent par exemple que des appels à voter pour l’AKP ont été lancés par les dirigeants de mosquées. On a même vu des responsables régionaux du réseau faire le tour des mosquées pour militer avec des tracts en faveur de l’AKP », explique l’intéressé.
Des accusations fermement démenties par les responsables en question qui parlent d’un règlement de compte interne à la communauté turque et rappellent que l’individu a été interdit d’accès à la mosquée suite à son action en justice. L’affaire en justice toujours pendante conteste les changements statutaires des mosquées adoptées en 2012, dont une curieuse mission appelant à « organiser des activités politiques afin d’inciter les jeunes à adhérer à la culture de la démocratie » et concerne plus de 900 mosquées contrôlées par le réseau DITIB (Diyanet) en Allemagne. « Dans mon éducation religieuse, on m’a enseigné que l’islam ne devait jamais servir les intérêts des groupes particuliers et qu’il est au-dessus de toute influence pour que chaque croyant puisse forger sa propre opinion sur les principes qui le guident dans sa vie », précise l’électricien qui milite pour alerter les fidèles de son quartier.
Le cas dénoncé par Kamil Aslan n’est pas vraiment isolé même s’il a peu de chance de faire changer les choses au sein de la communauté, selon les observateurs de Rheda-Widenbrück. De nombreux exemples et témoignages recueillis en Allemagne, en France, aux Pays-Bas, en Belgique et en Turquie évoquent des cas similaires d’instrumentalisation politique des lieux de culte au profit de l’AKP seul ou plus spécifiquement pour soutenir les choix politiques de l’actuel président turc.
Des liens entre le réseau Diyanet en Europe et les autorités turques
En Belgique, l’association internationale Diyanet de Belgique (AIDB) regroupe quelque 70 mosquées et compte parmi ses administrateurs des « membres liés par un titre » à l’ambassade de Turquie. Bien que les liens entre les mosquées Diyanet en Europe et les autorités turques soient plus qu’évidents et qu’au sein même de la communauté turque ce lien soit même perçu comme un gage de confiance, les parties continuent de prétendre que les mosquées Diyanet en Europe n’ont aucun lien avec les autorités turques. La confusion s’explique par l’existence d’une Fondation religieuse turque (Türk Diyanet Vakfi, TDV) qui n’est pas un organe de l’État et qui jouit donc d’une plus grande flexibilité pour acquérir, construire ou gérer les ressources et les mosquées du réseau de musulmans turcs.
L’usage politique par l’AKP du réseau Diyanet en Europe semble avoir déjà fait ses preuves lors des trois derniers scrutins électoraux avec des scores frôlant les 70 % en Autriche, en Belgique et aux Pays-Bas en faveur de l’AKP auprès de l’électorat turc en Europe pour un taux de participation dépassant les 40 %. Ainsi, lors du meeting du président turc Recep Tayyip Erdogan le 10 mai 2015 à Hasselt, les militants de mosquées Diyanet en Belgique, en France, en Allemagne et aux Pays-Bas ont été largement actifs pour remplir la salle en invitant les Turcs d’Europe à offrir un accueil triomphal en Belgique au président turc. Dans une lettre envoyée le 6 mai 2015 par l’attaché aux affaires religieuses de l’ambassade de Turquie en Belgique, on peut lire que « chaque mosquée a droit à un bus de 50 personnes. Si besoin, un deuxième bus peut être mis à disposition. Les responsables religieux ainsi que les présidents de mosquées sont par ailleurs chargés d’informer et de fournir des affiches aux citoyens turcs lors de la prière hebdomadaire du vendredi ». La mobilisation a été visiblement totale. Sur la scène d’Ethias Arena à Hasselt, parmi les organisations partenaires on pouvait ainsi découvrir le logo de la Diyanet belge à côté d’autres structures proches de l’AKP. Pour les dirigeants de la Diyanet belge, il ne peut être question d’un choix politique puisqu’il s’agit d’assister à un meeting (certes en campagne électorale) du Président de la République qui constitutionnellement est au-dessus des partis politiques. Seulement aussi dans le discours d’Erdogan que sur le podium, il ne pouvait y avoir de doutes raisonnables sur le but de l’événement.
Un canal pour récolter des suffrages
Plus tard, refoulé cette fois de Bruxelles en octobre 2015, le président Erdogan se rabat sur la salle du Zenith à Strasbourg (France) pour organiser son grand meeting de soutien à l’AKP en vue de convaincre l’électorat turc de « corriger » son vote suite à la perte, pour la première fois depuis 2002, de la majorité parlementaire par l’AKP lors des élections de juin. La presse française notera à nouveau que les responsables des mosquées affiliés à la DITIB (Diyanet) ont distribué des billets d’entrée à leurs membres et que le logo de l’organisation figurera sur la scène du Zénith. « Le réseau Diyanet n’est en réalité qu’un des canaux utilisés par l’AKP pour récolter les suffrages ou influencer les citoyens turcs en Europe en fonction de l’agenda fixé par le président Erdogan. D’autres réseaux très influents comme l’UETD (Union of European Turkish Democrats), la Direction des Turcs de l’étranger (YTB) servent aussi de relais et on constate que de nouvelles associations d’hommes d’affaires se structurent à Bruxelles pour appuyer ce lobbying en faveur des intérêts d’Erdogan et ses proches », déclare Mete Öztürk, rédacteur en chef de Zaman Belgique , un journal réputé proche du mouvement Gülen, ex-allié devenu ennemi juré du pouvoir turc.
L’affiliation d’une mosquée à la Diyanet, moyennant souvent le transfert de la propriété de l’immeuble au réseau, permet surtout aux fidèles d’accueillir les services d’imams fonctionnaires envoyés et payés par la Diyanet en Turquie. Plusieurs requêtes ont été introduites sans succès auprès de la Diyanet en Turquie pour avoir accès aux budgets détaillés de l’institution ou à la liste des imams en poste à l’étranger. « Il n’y a aucune mosquée à l’étranger qui appartient à notre Présidence des affaires religieuses. Notre administration ne fait qu’envoyer des responsables religieux (imams) faisant suite à la demande en provenance des associations de la société civile créées conformément aux législations en vigueur des pays concernés. Mis à part ce soutien logistique, notre administration n’entretient aucune relation officielle avec les associations concernées », réplique l’administration de la Diyanet pour chaque demande d’information. Une opacité de fonctionnement et financière qui permet aux détracteurs de regarder avec suspicion ce mélange entre institution religieuse, gestion des fonds publics et parti politique. Un appel à la démission de Mehmet Görmez, le Président de la Diyanet en Turquie, a été réclamé par plusieurs membres de l’opposition suite à un véhicule blindé d’une valeur de 350.000 euros qui lui avait été offert par Erdogan. Un audit de la Cour des comptes en Turquie souligne l’absence de justification budgétaire de la Diyanet pour plus de 7 millions d’euros mais les questions parlementaires restent sans réponse. « Malheureusement, lors de la campagne électorale pour les élections législatives du 1er novembre 2015, nous avons pu constater que le réseau DITIB / Diyanet en Europe faisant scandaleusement la propagande de l’AKP. D’ailleurs, quelques jours après les élections qui ont permis à l’AKP de retrouver sa majorité absolue, le parti a envoyé une lettre de remerciement aux imams et aux dirigeants Diyanet en Allemagne. Je pense que tout est dit sur le nouveau rôle des mosquées turques en Europe », réagit Eren Erdem, un député du CHP (Parti républicain du peuple, membre de l’opposition).
Le financement du réseau assuré par les fidèles
Le financement du réseau Diyanet en Europe est quant à lui assuré par les dons de fidèles, la gestion de sociétés d’organisation du pèlerinage, de sociétés de pompes funèbres pour organiser le rapatriement des corps en Turquie, l’organisation des activités sociales et culturelles en vue de récolter des dons ainsi que des financements en provenance des cercles d’affaires en Turquie. Ainsi, comme le démontre l’analyse du montage financier de DITIB-Strasbourg pour créer une faculté théologique de formation de ses imams en Europe permet de comprendre l’intérêt pour les dirigeants de mosquées en France d’être proche du parti au pouvoir en Turquie. A travers la mise sur pied d’un « fonds de dotation éducatif et culturel de Strasbourg » (FODECS), le réseau DITIB arrive à récolter en quatre ans près de 15 millions d’euros essentiellement grâce aux soutiens d’Erdogan auprès du monde des affaires en Turquie ainsi qu’un apport direct financier de la Fondation Diyanet en Turquie, des associations Diyanet en Europe et du consulat turc en France. En 2013, le FODECS achète un appartement pour 246.000 euros afin de le mettre gratuitement à disposition de son président. C’est peut-être ce type d’avantages (une voiture, un appartement) et de ressources financières permettant le développement du réseau qui motivent certains dirigeants à être plus proches du pouvoir en Turquie.
Dans les années 2000, plusieurs gouvernements européens ont tenté de « nationaliser » leur gestion de l’islam. Dix ans plus tard, l’échec est patent : ce sont toujours les pays étrangers qui tirent les ficelles dans le secteur et la Turquie représente l’un des meilleurs exemples à ce sujet puisqu’elle offre une sous-traitance de l’islam qui ne coûte rien aux budgets européens en échange d’un contrôle politique toujours plus évident pour le parti d’Erdogan.
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