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Le gaspillage alimentaire n’est pas une fatalité

Le gaspillage alimentaire a pris une ampleur considérable au fil des années. Nous pourrions nourrir 200 millions de personnes uniquement avec ce que nous gaspillons en Europe !

Carte blanche - Temps de lecture: 5 min

La naissance du déchet est loin d’être récente. S’il existe des détritus, c’est parce que l’être humain, de manière universelle, classe les choses en deux catégories : « pur » et « impur ». Nous enseignons à nos enfants : « ceci est propre, ceci est sale » ; « tu peux manger de ceci » ou « attention, n’en mange pas, tu tomberais malade ». Notre espèce a réussi à se maintenir sur terre en éloignant d’elle des produits nocifs, toxiques ou altérés. À ce titre, le déchet est aussi vieux que l’histoire de l’homme.

Chaque culture définit de manière variable ce qui entre dans ces deux catégories. Aux 20e et 21e siècles, notre monde industrialisé va prendre un tournant conceptuel : le spectre des choses « à jeter » s’élargit considérablement et le volume de nos poubelles explose. En plus de ce qui est objectivement dégradé, l’homme a désormais décidé de classer dans la catégorie « impur » des produits parfaitement utilisables ou consommables. Utilisables : c’est là tout le génie de la mode (c’est-à-dire du démodage) et de l’obsolescence (c’est-à-dire de la réparation rendue impossible). Consommables : un Français gaspille en moyenne 30 kilos de nourriture par an, dont 7 kilos toujours dans l’emballage d’origine. L’ampleur du gaspillage alimentaire est tel que nous pourrions nourrir 200 millions de personnes uniquement avec ce que nous gaspillons en Europe. Ce résultat s’explique en grande partie par trois phénomènes : le maintien dans l’ignorance, l’illusion des ressources infinies et l’illusion du recyclage.

Le maintien dans l’ignorance

Comme nos ancêtres, quand nous en avons la possibilité, nous préférons jeter un aliment que courir le risque d’être infectés. Cette crainte hygiéniste nous renvoie, fondamentalement, à notre peur de la mort. Le hic, c’est que nous prenons cette décision sur base d’informations partielles. Nous sommes encore trop nombreux à confondre la date de durabilité minimale (à consommer de préférence avant le…), qui fournit une indication sur le maintien des qualités gustatives d’un aliment, avec la date limite de consommation (à consommer avant le…). Cette échéance-là, très stricte, s’applique à un nombre bien plus restreint de produits, tels que la viande, le poisson et les laitages, qui représentent d’ailleurs un pourcentage minime des denrées jetées, vu leur coût. Si je jette, c’est parce que je ne savais pas que je pouvais encore consommer cet aliment. Socrate était convaincu que l’ignorance était la cause du malheur des hommes. Dans le cas du gaspillage alimentaire, cette dimension d’ignorance intervient massivement, et en trois actes : avant, pendant et après. À lire aussi Comment différencier les dates de consommation sur les étiquettes de nos aliments

Avant : nous connaissons très rarement l’histoire des denrées que nous consommons. Selon les cas, nous ne les avons ni cultivés, ni récoltés, ni même cuisinés nous-mêmes. Or, il est beaucoup plus facile de jeter des produits anonymes qu’une ratatouille maison ou des légumes tirés de son propre jardin.

Pendant : c’est toute la question des dates limites d’utilisation, mentionnée ci-dessus. Et après : il nous manque souvent un certain savoir ou savoir-faire pour valoriser des restes de repas, des carottes tordues ou un quignon de pain sec. Avant, pendant, après : le partage de l’information est un levier redoutable pour lutter efficacement contre le gaspillage alimentaire à chaque moment du processus.

L’illusion des ressources infinies

Informer le public revient aussi à lever le voile sur deux mirages, à commencer par l’illusion des ressources infinies. Dans mon imaginaire de privilégiée qui n’ai connu ni la faim ni les privations, la nourriture ressemble parfois à un kebab auto-régénérateur, dans lequel on pourrait découper à l’infini de belles tranches bien grasses. Mais lorsque le prix d’une ressource s’emballe ou, pire, que cette ressource est rationnée, elle prend soudainement beaucoup plus de valeur à nos yeux. Lorsque l’énergie coûte cher, nous déployons des trésors de créativité pour la préserver. A contrario, tant que nous nous représentons le pain comme sans valeur (« si on le sert gratuitement au restaurant, c’est forcément le cas »), il restera dans le top 5 des aliments les plus gaspillés en France. Une piste pour favoriser la prise de conscience consiste à s’adresser en termes utilitaristes au consommateur, en lui montrant quelle perte il occasionne lui-même à son pouvoir d’achat. Si je vous disais que le gaspillage est votre premier poste de dépense (ce qui est vrai à bien des égards), qu’identifieriez-vous spontanément dans votre panier ?

L’illusion du recyclage

Au fil des dizaines d’ateliers et conférences que j’ai données autour du gaspillage alimentaire ces dernières années, une réaction revient immanquablement : « Je ne gaspille pas puisque j’ai des poules et un compost. » À lire aussi 40% des denrées alimentaires produites dans le monde ne sont jamais consommées, selon le WWF

Pourtant, si l’on s’en tient à la définition du Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire en France (2013), ce dernier correspond à « toute nourriture destinée à la consommation humaine qui, à une étape de la chaîne alimentaire, est perdue, jetée, dégradée ». Composter ou nourrir les animaux est un moindre mal, mais cela reste une solution partielle. Cela relève de la même dynamique que l’idée selon laquelle « je ne pollue pas puisque j’ai trié mes déchets ». Or, nous savons qu’à l’heure actuelle, seuls 28 % des emballages plastiques sont recyclés (1). D’ailleurs, « recycler » n’est que le 3e R du mantra zéro déchet (Réduire, Réutiliser, Recycler). De la même façon, soyons attentifs à l’ordre des priorités côté frigo. Le compost arrive en bout de liste. Bien avant d’y avoir recours, activons-nous en suivant la dynamique des 3C de la méthode « Zéro gaspi » : Courses (acheter les bonnes proportions), Conservation (augmenter la longévité des produits) et Cuisine (valoriser l’ensemble des ingrédients).

Comment mettre un terme au carnage ?

La réduction du gaspillage alimentaire se joue à de nombreux niveaux. Pour agir avec impact, rappelons-nous du levier important que représente la diffusion d’une information claire. Pensons à parler au consommateur de l’impact du gaspillage sur son pouvoir d’achat. Et priorisons nos actions en fonction de leurs bénéfices réels. Ces trois pistes s’adressent tant au niveau individuel qu’aux pouvoirs publics. L’objectif, c’est de nous mettre en mouvement et de poser chacun un pas, dès aujourd’hui.

(1) Citeo, cité par Etienne Monin dans un article publié sur France Info (03/02/2022).

*Depuis 2017, Yoneko Nurtantio sensibilise à la question du gaspillage alimentaire des milliers de personnes en France, en Belgique et au Luxembourg via des conférences, des livres, une application et une campagne diffusée sur les réseaux sociaux (JUST KEEP IT Challenge).

 

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