Les squelettes de sept Pygmées conservés à Genève: un cas «douteux sur le plan éthique»

Les placards de la Faculté des sciences de l’Université de Genève (Unige) regorgent de squelettes. Objets d’étude, ils sont pour la plupart anonymes. Mais pas ceux-ci : dans des boîtes en carton gris reposent les ossements parfaitement conservés de Ngowe, Abelua, Lesati, Aneka, Basaga, Ngala et Avuo. Ngala est un « garçon de 8-10 ans, mort le 22 mars 1952 ». Avuo, un « garçon de 17 ans, mort en novembre 1951 de pneumonie ». Ngowe, un « homme de 28-30 ans, mort en octobre 1951 de pneumonie ». Abelua, un « homme de 30 ans, mort en octobre 1951 de pneumonie ». Lesati, un « homme de 30-35 ans, mort en décembre 1951 après une courte maladie ». Aneka, une « femme de 50-60 ans, morte en septembre 1951 de vieillesse ». Et Basaga, un « homme de 60-70 ans, mort en septembre 1951 de vieillesse ». Sept personnes à avoir connu un destin commun. Tous sont nés Pygmées au sein de la communauté Mbuti, dans la région forestière de l’Ituri, au nord-est du Congo. Tous sont décédés au début des années 50, ont été inhumés par leurs proches selon les rites, puis déterrés à l’initiative d’un médecin genevois, Boris Adé. Passionné par le nanisme et les êtres humains de petite taille, celui-ci exerce sur place, à Wamba, comme fonctionnaire de l’administration coloniale belge dès 1949. Il dirige un hôpital d’envergure ainsi qu’une quinzaine de dispensaires de campagne. Il travaille à soigner des gens, mais, à l’évidence, pas uniquement. Les restes humains collectés par Adé arrivent à Genève dans ses bagages lorsqu’il revient en congé au pays, accompagné, soit dit en passant, d’un léopard vivant. Ils sont conservés à sa demande par l’Institut d’anthropologie de l’Université comme source d’information scientifique cruciale. Après sa mort, les reliques tombent dans l’oubli tout relatif des archives, étudiées sporadiquement par les chercheurs qui en font la demande. Leur présence sur les étagères genevoises n’est pas remise en question. Ces ossements sont là, c’est tout. Trois reliques problématiques Lorsqu’en 2016 – à la suite de la redécouverte d’une tête tranchée anonyme d’origine africaine –, Eric Huysecom met de l’ordre dans l’inventaire des vestiges africains conservés à l’Université, le professeur d’anthropologie repère immédiatement « ce qui constitue sûrement dans le monde occidental l’unique collection de squelettes complets de Pygmées, avec leurs noms, prénoms, âges et causes de leur décès, en excellent état de conservation ». Une autre évidence saute aux yeux du directeur du laboratoire Archéologie et Peuplement de l’Afrique : « Conserver à l’Université de Genève des restes humains africains identifiés, c’est douteux sur le plan éthique. Quand nous ne possédons aucune information, cela pose moins de problèmes. Mais là, les fiches signalétiques sont claires, nous savons de qui il s’agit », note Eric Huysecom. Le rectorat de l’Université met alors sur pied une commission d’experts chargés de dépister dans les collections anthropologiques genevoises les cas délicats en regard de l’éthique scientifique d’aujourd’hui, évidemment plus pointilleuse qu’au temps de Boris Adé et du colonialisme, et de proposer des solutions. « Nous avons identifié trois reliques problématiques, dont les squelettes des sept Pygmées de l’lturi », déclare Marc-André Renold, professeur de droit de l’art et des biens culturels, très actif dans la restitution de pièces de patrimoine culturel spolié et de restes humains. Consentement libre ? Selon les déclarations de Boris Adé à l’époque, le médecin genevois, grâce à ses liens avec la communauté pygmée, aurait obtenu le consentement des proches des défunts pour les déterrer et examiner leurs dépouilles. Mais si l’on se replace dans le contexte de la colonisation, on peut s’interroger sur la notion de consentement libre entre une population locale africaine de chasseurs-cueilleurs, en grande partie nomades, et un notable, homme, blanc, détenteur du savoir et employé de l’administration de la puissance occidentale occupante. En outre, Boris Adé, qui s’est formé auprès de guérisseurs locaux, se fait passer pour sorcier et pratique des exorcismes. Une enquête approfondie réalisée par un collaborateur scientifique de l’Unité d’anthropologie, Christophe Goumand, citée par le magazine de l’Université Campus en 2020, démontre que Boris Adé « n’aurait pas reçu le consentement du clan entier, qui est pourtant l’autorité légitime dans ce cas de figure, compte tenu des traditions et des croyances des Pygmées de l’Ituri ». Les Mbuti redoutent en effet les esprits des défunts qui, sans sépulture, reviennent sur terre tourmenter les vivants. Pour l’Université de Genève, le cas est épineux. Que faire de ces hôtes silencieux mais encombrants ? « Dans l’impossibilité de nous rendre sur place pour enquêter en tant que chercheurs de l’Université, en raison des troubles interethniques qui déchirent la région de l’Ituri depuis 1999 et font de celle-ci une zone rouge écarlate en termes de danger, nous avons pris avis auprès de nos collègues africains et contacté la directrice du musée de Lubumbashi, la plus grande institution muséale congolaise », rapporte Eric Huysecom. Celle-ci est venue à Genève avec un collaborateur et a déclaré après examen « que ces vestiges étaient trop humains, trop anthropologiques pour son établissement ». Sur ses conseils, le professeur approche les autorités de l’Université de Lubumbashi : « Ils se sont montrés très intéressés, mais nous ont instamment priés de conserver les ossements à Genève, afin de ne pas alimenter les tensions entre ethnies. L’Ituri est en effet la contrée où se concentrent les plus importantes populations de la minorité musulmane. Les Pygmées sont, eux, majoritairement chrétiens. Selon toute vraisemblance, dans les années 50, ce sont les domestiques bantous de Boris Adé, potentiellement musulmans, qui ont déterré les cadavres sur son ordre. » Un grand intérêt scientifique Il faut trouver une solution. Légalement, les squelettes des sept Pygmées ont une propriétaire : la fille de Boris Adé est l’héritière légitime de ce singulier patrimoine. « En droit suisse », précise Marc-André Renold, « les ossements deviennent un objet lorsqu’un certain laps de temps s’est écoulé. » Combien de temps ? C’est selon… « Disons, lorsque la charge émotionnelle et affective s’est effacée. La notion de propriété des restes humains est sujette à interprétation », admet le professeur de droit. Approchée par l’Université, la descendante du médecin genevois, qui se serait bien passé de ce legs macabre, ne souhaite pas récupérer les reliques et en fait don sans sourciller à l’Université de Lubumbashi. Spécialiste des restitutions nécessitant du doigté, le directeur du Centre du droit de l’art propose alors l’élaboration d’une convention. Marc-André Renold : « Celle-ci distingue la propriété juridique, détenue par l’Université de Lubumbashi, de la possession physique, conservée par l’Université de Genève jusqu’à nouvel avis. » Formellement, toute demande de recherche sur les squelettes pygmées doit être autorisée par l’Université de Lubumbashi. « Ces dépouilles présentent un grand intérêt scientifique. Nous avons régulièrement des chercheurs du monde entier qui viennent les examiner », constate Eric Huysecom. L’archéologue relève aussi qu’à l’époque de Boris Adé, celui-ci avait obtenu un fervent soutien de la communauté scientifique, mais avait été sanctionné par l’administration coloniale belge qui, désireuse de ne pas jeter de l’huile sur le feu dans les conflits naissants avec les populations locales, avait ordonné le déplacement du médecin genevois loin de Wamba et de ses champs de fouilles funèbres.

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