Liv Strömquist: «Aujourd’hui, les hommes affirment leur pouvoir en refoulant leurs sentiments amoureux»

Liv Strömquist, née à Lund (Suède) en 1978, est une autrice de bandes dessinées qui ne compte plus ses succès. Au fil des bulles, cette diplômée en sciences politiques nous explique le pourquoi de nos réactions en s’appuyant sur les réflexions de penseurs classiques et contemporains, tout en y apportant sa touche personnelle. Ses trames narratives nous aident à comprendre les failles de nos propres expériences. Divorcée, elle a deux enfants de 13 et 11 ans, ainsi qu’un troisième de 4 ans avec son conjoint actuel. Son premier roman graphique remonte à 2005. Depuis, elle en a publié six autres, dont L’Origine du monde , consacré à l’organe sexuel féminin invisibilisé. Dans son dernier ouvrage, Dans le palais des miroirs , elle se demande à quel point la dictature de l’image a abîmé la relation que nous entretenons avec notre propre corps. [scald=29540463:sdl_editor_representation] Dans votre nouvelle bande dessinée, vous affirmez qu’il y a un côté très positif au fait que l’influenceuse Kim Kardashian se photographie elle-même. On voit, sur les réseaux sociaux, de plus en plus de femmes qui n’étaient pas jugées « belles » auparavant. Aujourd’hui, grâce à l’inclusivité, elles ont leur chance. Mais ce qui est surtout remarquable, c’est que leur beauté ne dépend pas du regard d’un photographe ou de ce que décide Vogue, mais bien d’elles-mêmes. On reste néanmoins dans le superficiel. Kim Kardashian touche elle-même toutes les recettes générées par ses photos. Mais je pense que ses clichés ressemblent beaucoup à ceux que le photographe Bert Stern a pris de Marilyn Monroe. Elle n’adopte pas un regard différent. Elle ne photographie pas ses partenaires de manière sexy, par exemple. Elle continue à vendre la même beauté patriarcale qui rappelle le porno. Elle a embrassé le regard masculin, au lieu d’inventer quelque chose de réellement novateur. [scald=29540464:sdl_editor_representation] Vous reprenez la réflexion du philosophe Edmund Burke, qui différencie le « beau » du « sublime ». Selon vous, la beauté actuelle est moins « sublime », parce que l’on en omet l’aspect négatif. Dans l’art, les sentiments contradictoires sont importants. Parfois, une œuvre nous met mal à l’aise, ou nous attriste. On sent qu’elle provoque en nous un sentiment plus profond et complexe. Les réseaux sociaux, eux, nous offrent le bouton « like », qui est très limité. Il nous invite à nous résumer à un sentiment qui ne produit aucune gêne, qui est facile, qui ne nous transforme pas. La beauté a plus de dimensions, elle est plus dramatique. Je dirais même que la beauté et l’amour, ce sont des désastres complets. La beauté n’apparaît-elle pas lorsque l’on oublie son apparence ? Quand nous n’avons pas conscience de nous-mêmes. A la minute où nous cessons d’essayer de séduire, les autres voient toute notre beauté. Internet et les réseaux sociaux ont produit un bouleversement sans précédent. L’œil qui nous observe envahit nos vies. On ne se pose qu’une question : est-ce que c’est assez cool pour Instagram ? Une photographie ne peut pas être plus réelle que la réalité elle-même. Vous empruntez une réflexion du sociologue Zygmunt Bauman, à savoir que la précarité des relations que nous construisons est l’une des caractéristiques de la vie moderne. Aujourd’hui, tout est fluide. Nous sommes baignés d’une incertitude radicale qui nous envahit à de nombreux égards : dans la vie personnelle, au travail, et même désormais financièrement, avec l’inflation. Tout peut arriver, même le changement climatique et la montée des températures, comme c’est le cas actuellement. Sur le marché des applications de rencontres, les liens créés sont aussi extrêmement minces : vous n’avez aucune responsabilité vis-à-vis des personnes que vous rencontrez, vous passez d’un rendez-vous à l’autre. Cela crée encore plus d’incertitude. Tout cela est-il négatif ? Il y a beaucoup de mouvements, mais ils sont d’ordre spéculatif. Vous écrivez que notre moi intérieur peut se sentir envahi par notre moi public. C’est une théorie du sociologue britannique Chris Rojek. Il explique que chez les célébrités, il est essentiel d’opérer une distinction entre leurs dimensions publique et privée. Quand quelqu’un devient très célèbre, il doit cacher, en public, de nombreuses facettes de sa vie privée. Prenons le cas de Britney Spears : quand elle est devenue célèbre, elle était censée être une vierge blonde au corps idéal. D’autres facettes de sa personnalité ont été occultées, et elles ont éclaté au grand jour lorsqu’elle s’est rasé le crâne. Sous sa chevelure, il y avait une autre personne, qui voulait elle aussi être vue et aimée. Aujourd’hui, nous sommes tous en train de nous transformer en célébrités, dans une moindre mesure, et nous aussi, nous dissimulons des facettes de notre vie privée, mais nous pouvons nous sentir opprimés par notre moi public. Les « likes » s’adressent uniquement à votre avatar, pas à ce que vous êtes réellement. L’année dernière, vous avez publié « La Rose la plus rouge s’épanouit », dans lequel vous vous interrogiez sur le fait que chez Leonardo DiCaprio, et chez presque tout le monde, les relations ne durent jamais. Et il y a quelques semaines, DiCaprio a de nouveau rompu avec sa petite amie. Je lui souhaite le meilleur, mais je voulais analyser les relations fluides. Je voulais savoir pourquoi, aujourd’hui, nous ne tombons plus amoureux. [scald=29540465:sdl_editor_representation] Vous affirmez que, dans les relations amoureuses, les rôles genrés ont changé. Aujourd’hui, les hommes affirment leur pouvoir en refoulant leurs sentiments amoureux. Ils n’expriment pas ce qu’ils ressentent : c’est une nouvelle façon de faire preuve de virilité. Autrefois, c’était l’inverse : les hommes se montraient, pour l’essentiel, très sûrs de leurs sentiments, c’était quelque chose de très masculin. Mais les choses ont changé, peut-être en raison de la conquête de certains espaces par les femmes. [scald=29540462:sdl_editor_representation]

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