Pourquoi personne n’écoute les agriculteurs

Face à la colère du monde agricole, l’opinion et les politiques (re)découvrent un monde mal connu, dont on sait vaguement qu’il se racrapote. 1 Un monde hétérogène. Des agriculteurs, il y en a de moins en moins. En Région wallonne, on dénombre aujourd’hui 13.400 exploitations. Sur les deux dernières décennies, 900 exploitations, en moyenne, ont disparu chaque année. « Au sortir du deuxième conflit mondial, la Belgique devait gagner trois batailles : celles du charbon, de l’acier et de l’autosuffisance alimentaire. Nous avions gagné la bataille du charbon, puis les mines ont fermé ; nous avons gagné la bataille de l’acier, puis la sidérurgie a fermé ; nous avons gagné la bataille de l’autosuffisance alimentaire, et il semble que l’agriculture soit aussi en passe de “fermer” », explique Daniel Bodson, professeur de sociologie rurale à l’UCL. L’horizon paraît bouché. Un chiffre encore : la moitié des chefs d’exploitation ont plus de 50 ans – et la moitié de ceux-ci n’a pas de repreneurs. C’est que pour se lancer, il faut engager des investissements colossaux, pour acheter la terre (dont le prix flambe à cause de la spéculation), pour (r)acheter le matériel. Des aides, bien sûr il en a, mais les risques sont élevés. On ne peut parler « des agriculteurs » comme s’ils étaient tous logés à la même enseigne. Certains tirent le diable par la queue. « D’autres tirent leur épingle du jeu. C’est notamment le cas de céréaliers en Hesbaye, qui disposent de belles surfaces de cultures. » Parallèlement à la baisse du nombre d’exploitations, la superficie moyenne a augmenté. En Wallonie, elle atteint 55 hectares. Deux fois plus qu’il y a un quart de siècle. Mais relativement modeste par rapport à la superficie moyenne dans d’autres pays – et « un jardin de curé » en comparaison des exploitations brésiliennes ou nord-américaines. 2 Un monde divisé. Mais ce modèle – celui de « l’agriculture familiale » – garde la cote dans une partie des agriculteurs wallons face à la lame de fond de l’agriculture industrielle, à l’image de la « ferme des mille vaches » en Picardie (France). La question divise le monde agricole – et ses organisations syndicales. La FWA, le principal syndicat agricole wallon serait-il assis entre deux chaises ? « Il n’y a pas une bonne et une mauvaise agriculture. La FWA défend tous les agriculteurs, toutes les tailles d’exploitation, répond Daniel Coulonval, son président. Évidemment, vouloir représenter tout le monde est plus compliqué que d’être le porte-parole d’une seule catégorie ». Une allusion à la Fugea, qui dit défendre « une agriculture à taille humaine et autonome, notamment vis-à-vis de l’agrobusiness » – dixit son président Philippe Duvivier. « Statistiquement, l’agriculture productiviste est dominante. Mais on décèle des tendances émergentes : notamment l’agriculture bio ; ou encore les “circuits courts”. Cela ne représente que quelques pourcents. Mais en augmentation », explique Daniel Bodson. « Cela restera une agriculture de niche, incapable d’arrêter le rouleau compresseur du modèle productiviste, celui que défend l’Union européenne depuis toujours » – notamment dans le cadre de la négociation du Partenariat transatlantique. 3 Un monde qui pèse peu. C’est que 90 % des décisions sont prises à l’échelle européenne, où les lobbies de l’industrie agroalimentaire sont très actifs ; et les agriculteurs ont souvent le sentiment de n’être guère défendus par le monde politique. « Celui-ci a finalement peu de marges de manœuvre ; il s’agit de jouer à la marge, dans le respect des règles européennes, en sachant que la Belgique ne pèse guère face aux grands Etats-membres », commente Daniel Bodson. Les syndicats agricoles le savent. Le patron de la FUGEA, d’ailleurs, juge plutôt positivement l’action du ministre René Collin, notamment la volonté de développer les halls relais – accueillant les agriculteurs qui souhaitent développer une activité de transformation ou de commercialisation. Il estime toutefois que la politique agricole wallonne « manque un peu de cohérence, sinon de vision, par rapport à celle menée, par exemple, en Écosse ou en Irlande ». Reste qu’électoralement, les agriculteurs – moins de 2 % de la population active – pèsent peu. Et, « à la différence de la France, qui s’est toujours considérée comme un pays agricole et de terroirs, la Wallonie se pense, depuis un siècle et demi à deux siècles, comme une région industrielle », note Daniel Bodson. Le malaise agricole est aussi un malaise paysan. « Jusqu’aux années 50, être paysan était un statut, déterminant toutes les facettes de l’existence. Après la guerre, c’est devenu un métier. On a demandé aux agriculteurs de produire beaucoup. Ils se sont reconstitués une identité autour de cet impératif. Aujourd’hui, face à la chute des prix, ils s’interrogent sur ce qu’est finalement leur métier, leur identité. »

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