Bob Dylan, le Nobel de la chanson moderne

La créativité s’exprime notamment lorsque le cerveau essaie de combler les trous et les lacunes », écrit Bob Dylan. « Nous terminons des rimes et imaginons des histoires pour expliquer des choses que nous ne comprenons pas. » Il fait ici référence à l’écoute créative d’une chanson, et donc aussi à l’écriture. Ses propres chansons sont elles-mêmes des œuvres d’art sonores, trouées et lacunaires, qui, depuis soixante ans, font l’objet de nombreuses interprétations, luttent pour être comprises et ont élevé le chanteur à un niveau auquel on n’aurait jamais attendu un musicien pop. [scald=29606689:sdl_editor_representation] Aujourd’hui, à 81 ans, le lauréat 2016 du prix Nobel de littérature continue de sortir de nouvelles chansons, et a même publié un livre récemment. Philosophie de la chanson moderne se penche sur 66 chefs-d’œuvre, datant principalement de la fin des années 1920 à la fin des années 1970, de l’époque qui a vu naître l’industrie du disque à celle de la pop postmoderne. Au XXIe siècle, un tel livre se lit plus facilement : chaque chanson sur laquelle Dylan écrit peut être écoutée – et visionnée – sur YouTube ou Spotify. Sa Philosophie explique aussi comment la petite chanson, en tant que grand récit du monde, a pu disparaître dans le bruissement de la consommation culturelle. Dans le présent numérique, Bob Dylan n’a même plus besoin d’évoquer les pertes de valeurs tant matérielles que spirituelles. Il préfère aller plus en profondeur dans ses chansons : « Lorsque les auteurs-compositeurs écrivent sur leur propre vie, le résultat peut être si particulier que personne d’autre ne peut en faire quelque chose. Des journaux intimes mis en musique ne garantissent pas une chanson émouvante. » Pourquoi, demande Dylan, l’ère de la vidéo n’a-t-elle pas donné naissance à des classiques ? « Nous restons prisonniers du message textuel d’un autre. » « Je n’étais pas un porte-parole » Le livre se lit comme une réponse détaillée aux arguments avancés par le comité du prix Nobel pour justifier son choix de distinguer Bob Dylan en tant qu’homme de lettres. Ainsi que comme une réponse à la conférence d’une demi-heure que le musicien avait dû donner six mois plus tard. [scald=29606700:sdl_editor_representation] Son éloge disait que la poésie lyrique venait de la lyra, la vielle antique, et que Dylan était un Shakespeare chantant. Dans le cadre de sa conférence, Bob Dylan avait fait mention de la muse chantante d’Homère, et d’ajouter : « Les mots des pièces de Shakespeare sont destinés à être joués sur scène. De même que les paroles de chansons sont faites pour être chantées, et non pour être lues sur papier. » Comme si, douze ans avant de recevoir le grand prix de Stockholm, il n’avait pas lui-même publié les paroles de ses chansons sous forme de livre et n’était pas apparu comme l’auteur derrière ses chansons dans ses Chroniques. [scald=29606691:sdl_editor_representation] Ces Chroniques nous reviennent également à l’esprit à la lecture de sa Philosophie, sa réticence, sur fond d’autobiographie, à toute attribution au-delà de la musique : « J’avais très peu en commun avec la génération dont j’étais censé être la voix, et je ne savais rien non plus de cette génération. Puis sont arrivés les pétards à la recherche du prince du mouvement de protestation. Je leur expliquais sans cesse que je n’étais pas un porte-parole de quoi que ce soit ou de qui que ce soit, mais seulement un musicien. » Ou encore : « La vérité était la toute dernière chose qui m’intéressait. Même si la vérité existait, je n’aurais pas eu l’idée d’une telle chose. Si je devais un jour découvrir une quelconque vérité, je la garderais joliment sous clé. » [scald=29606690:sdl_editor_representation] Cet homme des beaux-arts, ce juke-box vivant et cet artisan au service de la bonne vieille chanson ne se réclamait pas de Woody Guthrie, le barde syndicaliste, mais de Hank Williams. Déjà dans ses Chroniques, ses modèles ne venaient pas des marais du Mississippi ou des Appalaches, mais du show-business : Bing Crosby, Ricky Nelson ou encore son « frère d’âme », Frank Sinatra. De la Carter Family à LL Cool J Le Dylan d’après semble d’ailleurs constamment se venger de ce qu’a toujours dû être le Dylan des débuts. Dans son émission de radio Theme Time Radio Hour , d’abord diffusée sur XM Satellite puis sur Siruis XM Radio, il diffusait des chansons sur des thèmes comme la météo et le whisky, de la Carter Family à LL Cool J. Ce qui a peut-être aussi eu un impact sur ses propres albums : ses chansons sont devenues plus joyeuses et nonchalantes dans leur country swing, et même les chansons étrangères qu’il a enregistrées et chantées n’avaient plus rien à voir avec ses morceaux folks d’autrefois, mais incluaient plutôt des standards du Great American Songbook issus du répertoire de Sinatra, et même des chants de Noël. Très peu pour les dylaniens et les dylanologues. Quoi qu’il en soit, sa Philosophie de la chanson moderne fournit aujourd’hui une sorte de superstructure à sa création adaptative et à son œuvre insouciante du XXIe siècle – et, pour ainsi dire, à son école de la chanson parfaite, qui se compose de 66 exemples. Dylan écrit ses histoires sur les chansons et les adresse à un « tu » lyrique, il transforme la poésie en prose. Si cela demande une analyse formelle ou une interprétation de contenu, il l’ajoute à ses comptes rendus. [scald=29606692:sdl_editor_representation] Il présente ces titres en attribuant à chacun un caractère particulier, une mission ou une logique interne dont la chanson elle-même ne doit pas être consciente. « Cette chanson est d’une beauté frappante. Un diable de chanson » (Dirty Life and Times de Warren Zevon). « Dans cette chanson, tu es coincé, tu tournes sans cesse en rond – ta tête est vide, tu ne sais pas où tu vas, tu trébuches dans l’obscurité. Tu es bourré » (Everybody Cryin’ Mercy de Mose Allison). « C’est la chanson du joueur. C’est une chanson sur la foi » (Viva Las Vegas d’Elvis Presley). [scald=29606693:sdl_editor_representation] L’auteur surestimé Non, Elvis n’a pas écrit Viva Las Vegas. C’est l’œuvre de Doc Pomus, à qui le livre entier est dédié. Mais c’est Elvis qui l’a chantée de la manière la plus éminente et qui l’a interprétée de la manière la plus crédible, comme le pense Dylan, qui a souvent lui-même constaté que ses propres chansons convenaient mieux à d’autres chanteurs qu’à lui-même, le créateur. C’est le chanteur, pas la chanson, chantaient déjà les Rolling Stones en 1965, lorsque Bob Dylan s’est saisi d’une guitare électrique et a troqué son costume de chanteur de folk pour celui de chanteur de rock. L’auteur surestimé est un leitmotiv de sa philosophie. [scald=29606694:sdl_editor_representation] « Perry Como vivait chaque instant de chaque chanson qu’il chantait », écrit Dylan. « Il n’avait même pas besoin de l’écrire pour cela. Il était peut-être davantage convaincu par les chansons que certains de leurs auteurs. Lorsqu’il se levait et chantait, la chanson lui appartenait, et il la partageait avec les autres, nous croyions en chacun de ses mots. Que peut-on demander de plus à un artiste ? » Remarque : « Ne jugez un auteur-compositeur qu’aux chanteurs et chanteuses qui ont interprété ses chansons. » Car : « Etre auteur, ce n’est pas quelque chose que l’on choisit. On le fait, tout simplement, et parfois des gens le remarquent. » [scald=29606695:sdl_editor_representation] Ce n’est pas seulement de la coquetterie. Bob Dylan était l’auteur chantant qui a jeté le discrédit sur la répartition du travail entre auteurs-compositeurs et interprètes. Il n’en était pas responsable. Il est devenu le héros d’une caste de critiques musicaux et d’acheteurs de musique qui avaient besoin d’une frontière entre le profane et le progressif, entre la pop de l’usine et le rock du garage et de la chambre des poètes. Entre le bas et le haut. Un fossé qui a cependant toujours bien servi à Bob Dylan quand il s’agissait de se défendre contre ses propres fans : il a chanté des chansons mielleuses qui n’étaient pas de lui, a prétendu que la remise du prix Nobel de littérature pour l’ensemble de son œuvre était une erreur et a écrit des livres comme Chroniques et, maintenant, sa Philosophie de la chanson moderne. Quelque chose d’éternel Déjà dans les années 60, les auteurs-compositeurs de la Tin Pan Alley de New York, qui fournissaient à la pièce des morceaux pour les hit-parades, étaient ridiculisés par les plus prétentieux. « Il était courant de rejeter ces chansons, avec leurs schémas de rimes Moon/June/Spoon et leurs structures simplistes. Quand on voit les textes écrits, ils semblent souvent si pauvres qu’on a du mal à imaginer comment ils pourraient devenir une chanson. Mais il ne faut pas oublier qu’ils ont été écrits pour l’oreille et non pour l’œil. Le miracle réside dans l’interaction. La multitude de règles qui s’appliquent aussi bien à la littérature des paroles de chansons qu’aux mathématiques de la mélodie ne sont que des repères, et celui qui s’y tient servilement, qui ne peut que dessiner des contours prédéfinis, risque de ne jamais dépasser le stade du simple artisanat et de ne jamais créer quelque chose de durable. » Quelque chose d’éternel donc, que l’on retrouve encore dans les livres savants des décennies plus tard. Bob Dylan écrit sur la sagesse de la rue, qui n’est enseignée dans aucune université et à laquelle de telles chansons doivent leur immortalité. Et, comme dans les Chroniques, il écrit sur la vérité : « Pourquoi pense-t-on qu’un chanteur révèle soudain une vérité lorsqu’il raconte une histoire dans une chanson. Ce qui compte, ce sont les sentiments qu’une chanson suscite chez ses auditeurs par rapport à leur propre vie. » Il nous révèle pourquoi on aime souvent les chansons en langues étrangères et comment naissent les airs obsédants. Il nous assure que « l’alternatif » en tant que segment de marché est absurde et nous explique ce qui différencie le heavy metal du bluegrass en général. Il rend hommage à la chanson la plus triste de tous les temps, à la chanson la plus politique de tous les temps, à l’appropriation culturelle par les Noirs et les Blancs ainsi qu’aux musiciens du siècle que sont Johnny Cash ou encore Little Richard.

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