Pierre Servent, historien: «On ne peut pas exclure une nouvelle attaque sur Kiev»

Pour vous, la guerre ne s’achèvera que par la chute lente de Poutine ? Poutine reste un homme de l’Union soviétique, un homme du KGB. Pour lui, le concept de l’homme fort est primordial. Il faut entendre cette apologie de l’homme violeur qu’il a faite lors d’une conférence de presse avant l’invasion en reprenant une chanson à boire : « Que tu le veuilles ou pas, ma jolie, tu devras t’y faire. » Voilà ce que dit le dirigeant d’un pays membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU (ce à quoi Volodymyr Zelensky avait d’ailleurs répondu que l’Ukraine ne serait pas « la jolie » de la Russie) ! [scald=29654993:sdl_editor_representation] Je dis ça pour qu’on comprenne dans quel état mental évolue Poutine. Il raisonne en termes de dominant et dominés. Le deal gagnant/gagnant, il ne connaît pas. Donc pour lui, rentrer dans un processus diplomatique, en reconnaissant Zelensky comme son homologue, c’est impossible. Surtout après les humiliations que l’Ukraine a infligées à l’armée russe. Dans son logiciel, c’est soit la victoire, soit la mort. Il a grillé tous ses vaisseaux diplomatiques. Il ne va pas accepter l’examen des crimes de guerre, il ne va pas rendre les musées qu’il a pillés (à Kherson, notamment), il ne va pas libérer tous les déportés, les enfants qui ont été adoptés de force en Russie, il ne va pas reconstruire l’Ukraine dont le niveau de destruction est absolument apocalyptique, etc. Il ne va pas entrer dans cette logique. Ne reste que l’option militaire, alors ? Mon sentiment, avec la prudence requise, c’est qu’il va la jouer à la façon soviétique. En se disant : nous les Russes, on sait souffrir, les autres finiront par baisser la tête. Il reste convaincu que, même s’il est en difficulté sur le terrain, il reste le dominant et qu’en face, il a affaire à des « femmelettes ». Cela veut dire qu’il pourrait envoyer encore plus de chair à canon. Il a déjà mobilisé 300.000 réservistes, il a la possibilité d’aller jusqu’à un million. Il regarde quand même d’un œil attentif les tout débuts d’un mouvement populaire (des femmes qui protestent), mais l’idée est d’arriver à avoir de la masse. Il pourrait envoyer des réservistes dans des camps de formation militaire en Biélorussie pour les former pendant deux à trois mois. Avec l’idée, peut-être, de relancer une attaque sur Kiev pour l’anniversaire de la guerre. Les Russes sont en train de vider tous les hangars où il y a du vieux matériel soviétique, en ordre de marche ou non. Avec l’idée que même sans être ultra-performant, la masse peut faire la différence. Dans un an, deux ans ou dix ans. Tout en entrecoupant cette période de séquences pseudo-diplomatiques. Est-ce qu’il y arrivera ? Je n’en suis pas certain. Son armée est en mauvais état, on n’est pas à l’époque de l’Union soviétique et ce n’est pas l’URSS qui est attaquée par l’Allemagne nazie. Le « nazi » du moment, c’est plutôt lui. Mais je pense que c’est ce qu’il a dans la tête. [scald=29655040:sdl_editor_representation] Pourrait-il procéder à une attaque chimique ? Il pourrait procéder à une attaque chimique indirecte, via de nombreux stocks d’engrais chimiques. Des stocks d’ammoniaque qu’il pourrait faire exploser avec de gros dégâts, comme on l’a vu lors de l’explosion dans le port de Beyrouth. Il pourrait utiliser ce type d’armes en prétendant que ce sont les Ukrainiens les responsables. [scald=29655039:sdl_editor_representation] Et l’arme nucléaire ? Je pense que pour lui, le nucléaire n’est vraiment qu’une option très ultime. La Chine n’accepterait pas d’avoir un allié qui utilise l’arme nucléaire pour se sortir d’une situation militaire qu’il ne contrôlerait pas. Sans compter la réprobation mondiale. Tout le monde a bien compris que ceux qui possèdent l’arme nucléaire, c’est pour défendre leur territoire, pour sanctuariser la patrie, pas pour envahir le voisin. Je ne crois pas au nucléaire tactique sur le théâtre de bataille. Les Russes prendraient le risque de voir la radioactivité franchir leurs propres frontières, ou contaminer leur circuit de distribution d’eau. Et il faut savoir que quand on utilise une arme nucléaire, le premier effet, c’est un choc électromagnétique qui détruit tous les systèmes de communication. Donc sur la ligne de front, l’armée russe aurait de gros soucis. Et par ailleurs si Poutine frappait dans les quatre « oblasts » où se passe la guerre, et qu’il prétend détenir, cela signifierait qu’il frapperait sur le territoire russe. A moins qu’il frappe sur Kiev ou Lviv ? Ça pourrait être une option mais il aurait du mal à prétendre que ce sont les Ukrainiens qui auraient fait exploser la bombe. Reste l’hypothèse de la Crimée. Depuis 2014, conformément à la tradition russe, Poutine y a injecté plusieurs dizaines de milliers voire plusieurs centaines de milliers de Russes. Donc là, il pourrait dire : si les Ukrainiens envahissent la Crimée, c’est la dissuasion nucléaire. Il pourrait rentrer dans cette logique-là. Mais je pense qu’avant d’en arriver là, surtout avec le peu de soutien de ses alliés, il va plutôt la jouer de façon classique.

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