Clea, fille de Paul Newman: «Mon père a dû combattre de nombreux démons»

Ses yeux bleu acier étaient sa marque de fabrique. A partir des années 60, avec Steve McQueen et Robert Redford, Paul Newman fut l’une des plus grandes stars du cinéma hollywoodien pendant près de quatre décennies. Il a incarné des détenus rebelles, des héros de western flegmatiques, des avocats alcooliques – et a même brillé dans le rôle d’un chef de la mafia aigri dans ses dernières années. [scald=29670192:sdl_editor_representation] Ce n’est que maintenant, quatorze ans après sa mort, que paraît son autobiographie. Newman en avait déjà posé les bases très tôt. De 1986 à 1991, il a accordé plus d’une centaine d’interviews à un ami, médité sur les obstacles et les contradictions de sa vie et fait interroger des amis, des collègues et des membres de sa famille. Ensuite, il n’a plus touché aux 14.000 pages d’entretiens mis par écrit. Pendant longtemps, ces notes ont été considérées comme perdues. Jusqu’à ce qu’elles refassent surface en 2019, dans des armoires de classement de la maison familiale du Connecticut. Melissa et Clea Newman, ses filles issues de son deuxième mariage avec l’actrice Joanne Woodward, ont passé en revue le matériel et accepté qu’il soit utilisé pour une autobiographie. Elle s’intitule La vie extraordinaire d’un homme ordinaire. Au fil de la lecture, on apprend avec étonnement que, derrière l’aura de Paul Newman, se cachait en réalité une vie pleine de doutes. Nous nous sommes entretenus avec Clea Newman par vidéoconférence. [scald=29670193:sdl_editor_representation] Madame Newman, dans les mémoires de votre père, décédé en 2008, ce dernier ainsi que ses amis et collègues abordent pour la première fois ses côtés sombres, jusqu’ici peu connus, et évoquent notamment son alcoolisme… Oui. C’était la condition de papa. Tous ceux qui ont accordé une interview dans le cadre de ce projet devaient être totalement honnêtes. Parmi eux, Tom Cruise et votre mère, l’actrice Joanne Woodward. Tom Cruise dit de votre père qu’il exagérait toujours, qu’il n’hésitait parfois pas à vider tout un casier de bière. Votre mère confesse que l’alcoolisme de votre père a été le plus gros chagrin de son mariage. Avez-vous hésité à faire publier tout cela de manière aussi implacable ? Pour nous, en tant que famille, la décision de publier ce livre a été difficile à prendre au début. Mais lorsque mon père a commencé ces interviews en 1986, il voulait expressément s’opposer à la version publique idyllique de son long mariage hollywoodien avec ma mère. Il voulait montrer que tout n’était pas rose dans sa vie. Il voulait montrer qui il était vraiment. C’est pourquoi, pendant cinq ans, il a accordé des interviews à l’un de ses amis les plus proches, le scénariste Stewart Henry Stern, et l’a laissé s’entretenir avec d’autres compagnons de route. Mon père a dû combattre de nombreux démons au cours de sa vie. La boisson était un gros problème. C’était sa façon de s’automédiquer. Il s’est toujours senti mal à l’aise en public. L’alcool était son échappatoire. Mon père a longtemps pensé qu’il ne devait son succès qu’à son physique. Il avait l’impression d’être un imposteur. [scald=29670194:sdl_editor_representation] « Je n’étais rien du tout par nature », dit-il de lui-même. Les critiques et les réalisateurs, en revanche, parlaient avec enthousiasme de son aura, de son physique de dieu grec. Avez-vous pu trouver une explication à cette différence de perception ? Cela m’a fait mal au cœur de lire qu’il avait passé plusieurs années de sa vie à douter de lui. Qu’il a longtemps eu le sentiment de ne pas être à la hauteur – ni en tant qu’acteur, ni en tant que mari, ni en tant que père. Certains passages ont été difficiles à lire pour moi. Le fait qu’à l’aube de la soixantaine, il ait choisi de se remettre en question dans le cadre de ces interviews m’impose un grand respect. Votre père aurait brûlé une partie des enregistrements audio, mais les 14.000 pages transcrites ont été préservées. Pourquoi n’a-t-il pas publié lui-même ces mémoires de son vivant ? Je ne sais pas pourquoi il a brûlé certaines bandes et n’a pas publié lui-même le livre. Dans ses dernières volontés, il a stipulé qu’il donnait son consentement à la publication d’une sorte de biographie. Et dans les transcriptions, il dit clairement : « Ces notes sont pour mes enfants. » Il voulait que l’on sache qui il était vraiment. Il voulait percer quelques trous dans le mythe Paul Newman. Il a donc passé cinq ans à parler de lui. Si cela a pu se faire, c’est parce que Stewart Henry Stern était très proche de lui. Mon père pouvait lui révéler ses secrets les plus sombres. Lorsqu’il a lu tout ce que ses amis et lui-même avaient dit de lui, il a dû être submergé dans un premier temps. Il a ensuite laissé tous ces documents de côté. En a-t-il parlé avec vous par la suite ? Tout ce que je sais, c’est que ces discussions ont eu un effet thérapeutique sur lui. Il est ressorti changé de ce processus. Lorsqu’il a arrêté les interviews en 1991, il n’avait que la soixantaine, il est mort à 83 ans. Au cours de la dernière partie de sa vie, il avait sensiblement changé, il était plus attentif, plus motivé qu’avant par l’envie de donner quelque chose en retour. Pour nous, ses enfants, c’était un immense cadeau. Il était toujours à la recherche de choses qui le rendaient heureux, de l’accomplissement. Tout cela, il l’a surtout trouvé de manière tardive – quand il a réalisé certains de ses meilleurs films, comme Un homme presque parfait ou Les Sentiers de la perdition. Sans oublier le film d’animation Cars, dans lequel il a prêté sa voix à une voiture de course – il l’a fait par amour pour ses petits-enfants. La course automobile était également devenue une grande passion pour lui depuis qu’il avait incarné un pilote dans le film Indianapolis à la fin des années 60 – avant d’en devenir un lui-même. [scald=29670195:sdl_editor_representation] Ce qui l’attirait dans la course automobile, nous dit le livre, c’était le fait de maîtriser une machine qui menaçait à tout moment de devenir incontrôlable. Pourquoi ce sport dangereux contribuait-il justement à son équilibre ? Mon père était heureux dans une voiture de course. A 70 ans, il s’est imposé aux 24 Heures de Daytona, ce qui lui a valu d’entrer dans le Livre Guinness des records. Et à 82 ans, un an seulement avant sa mort, il a remporté sa dernière course à Lime Rock. Il n’a commencé à courir qu’à l’âge de 40 ans. Au début, il a dû travailler dur pour se faire accepter par les autres pilotes de course, dont Mario Andretti. Car ils n’étaient pas intéressés par la présence d’une star hollywoodienne sur les circuits – ce sport était tout simplement trop dangereux pour ça. Vous n’aviez pas peur qu’il lui arrive quelque chose pendant les courses ? Non. Vous voyez, j’ai moi-même fait du saut d’obstacles toute ma vie. Papa et moi, nous nous ressemblions de ce point de vue. Il venait souvent me voir à mes concours, même s’il était allergique aux chevaux. Et nous allions le voir quand il faisait ses courses. Ma sœur et moi parcourions souvent les circuits en voiture avec lui. Il avait un talent naturel pour la course automobile. A l’époque, je pensais que mon père était Superman. Ses amis le décrivent comme un père de famille aimant. Lui-même dit de lui qu’il n’aurait pas aimé être l’enfant de Paul Newman. Quel genre de père était-il pour vous ? Quand j’étais adolescente, je trouvais parfois difficile d’avoir deux parents célèbres. A l’école, nombreux étaient ceux qui changeaient de comportement avec mes frères et sœurs et moi en présence de mon père. Mais au fond, ce n’était pas très grave. Nous profitions de nos parents différemment. Ainsi, nous pouvions souvent leur rendre visite sur les plateaux de tournage – généralement en été ou pendant les vacances. Quelles visites de tournage vous ont particulièrement marquée ? Je n’oublierai jamais la fois où mon père m’a emmenée sur le tournage de Buffalo Bill, surtout en raison des nombreux chevaux présents sur le plateau. J’ai également adoré assister au tournage du western Juge et Hors-la-loi. Dans ce film, il y a un ours noir. A l’époque, les dresseurs avaient également amené un lion mâle apprivoisé sur le plateau, car ce dernier avait un effet apaisant sur l’ours. Je devais avoir six ou sept ans à l’époque et je me souviens avoir dormi sur le ventre du lion. En présence d’un dresseur, bien sûr. Sérieusement ? Je sais que cela peut paraître étrange quand je le raconte aujourd’hui. Je n’arrive pas à croire que mes parents m’aient laissé faire ça – et que je n’aie pas été dévorée (rires). Mais j’adore les animaux, et le temps passé avec le lion a été une expérience incroyable que je n’oublierai jamais. Votre mère Joanne avait déjà été récompensée par un Oscar en 1958, bien avant que votre père ne reçoive ce prix en 1986 et 1987. D’après le réalisateur Martin Ritt, votre mère était clairement la meilleure actrice. D’ailleurs, votre père avait souvent mauvaise conscience, parce qu’il était devenu une star mondiale – et pas sa femme. Votre vie de famille en a-t-elle souffert ? Ma mère a définitivement renoncé à beaucoup de choses pour nous élever. J’éprouve donc un grand respect pour elle. Par exemple, quand j’étais bébé, il n’était pas rare qu’elle m’emmène sur les plateaux de tournage pour m’allaiter. Elle a été l’une des premières actrices à le faire. « Mon bébé a faim, désolée, mais cela fait partie du rôle d’une femme. » Ma mère était déjà féministe, bien avant que je ne sache ce que ce mot signifiait. Mon père l’a toujours soutenue, il cherchait et dénichait toujours des scénarios intéressants pour elle, par exemple Rachel, Rachel. Il était à la recherche de rôles dont il pensait que seule ma mère pouvait les interpréter. Malgré tous les combats que mes parents se sont livrés, ils sont toujours restés liés par leurs enfants et leur travail. Jusqu’à un âge avancé. Ils ont d’ailleurs pris un immense plaisir à jouer ensemble dans le drame familial Mr and Mrs Bridge en 1990. [scald=29670190:sdl_editor_representation] Dans son autobiographie, votre père parle pour la première fois longuement de ses origines juives. Son père était juif, sa mère catholique. Dans la marine, on le traitait de « sale Juif ». Oui. Ses origines juives l’ont beaucoup préoccupé, surtout à l’école, mais aussi plus tard, dans la marine. Il n’a jamais caché ses origines, même s’il n’était pas particulièrement religieux. Lorsqu’au début de sa carrière à Hollywood, on lui a proposé de prendre un autre nom, sans consonance juive, il a refusé. Les attaques dont il a été victime dans ses jeunes années l’ont marqué. C’est l’une des raisons pour lesquelles il s’est ensuite engagé pour les droits civiques. Il était animé par cette conviction profonde que tous les êtres humains ont les mêmes droits. Il a soutenu la candidature de Jimmy Carter à la présidence en 1976, il s’est engagé pour la protection de l’environnement et a participé à la conférence des Nations unies sur le désarmement nucléaire en tant que membre de la délégation américaine en 1978. Vous demandez-vous parfois quel regard votre père poserait sur le monde aujourd’hui – sur la menace d’une attaque nucléaire russe, sur l’Amérique divisée – s’il était encore en vie ? Oui, et je suis certaine qu’il se battrait pour un candidat qui rassemblerait ce pays. A l’époque, il figurait sur la liste des pires ennemis de Richard Nixon – parce qu’il avait défendu des candidats démocrates. Il en était très fier. Dans le New York Times, il a écrit des articles en faveur des droits civiques, de l’égalité des droits, de la protection de l’environnement et contre les armes nucléaires. Sauf qu’aujourd’hui, la situation est plus complexe, car il est plus difficile de distinguer la vérité des fake news. En ce moment, nous aurions bien besoin d’une personne comme mon père. Il me manque fondamentalement, chaque jour qui passe. [scald=29670196:sdl_editor_representation] Netflix a récemment porté la vie de Marilyn Monroe à l’écran. Si Hollywood avait maintenant l’idée de raconter la vie de Paul Newman, quel acteur souhaiteriez-vous voir incarner le rôle principal ? Si quelqu’un devait jouer le rôle de mon père lorsqu’il était un peu plus âgé, je souhaiterais que ce soit George Clooney. Il a également participé au documentaire The Last Movie Stars sur mon père et ma mère. [scald=29670191:sdl_editor_representation] Une série documentaire en six parties réalisée par Ethan Hawke, dans laquelle Clooney et d’autres stars lisent des extraits des transcriptions d’interviews qui sont maintenant publiées dans les mémoires de Paul Newman. Oui, la série est très réussie. Je ne connais pas beaucoup de gens qui auraient pu lire les déclarations de mon père et lui redonner ainsi une voix. George Clooney a fait cela incroyablement bien. Il n’a même pas essayé d’imiter mon père. Il dégage simplement une aura similaire, il représente beaucoup de ce qu’était mon père : c’est un grand acteur, emphatique, politiquement engagé. Et il a le même sens de l’humour farfelu que mon père.

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