François Morel sur la piste de Raymond Devos

Quatre ans déjà qu’il va de ville en ville avec J’ai des doutes, spectacle inspiré par un jeune centenaire, Raymond Devos. Dans quelques jours, François Morel posera son balluchon en Belgique pour pas moins de sept dates, du 16 au 31 décembre. Récompensé en 2019 par un Molière, J’ai des doutes ressemble à un hommage. François Morel s’y empare de quelques textes du célèbre jongleur de mots. Le membre des Deschiens y ajoute ce qui fait sa patte depuis bientôt trente ans, entre absurde, poésie et humour potache. Quel fut votre premier contact avec l’univers de Devos ? Je me souviens de l’avoir découvert enfant dans les émissions de Jacques Chancel, comme Le Grand Echiquier. Il faisait partie de la galaxie Brassens. Or, tous les gens qui approchaient de Brassens, j’avais tendance à avoir un a priori favorable. Et puis ce monsieur-là me faisait rire. Je l’ai découvert ensuite sur scène, au théâtre de Caen vers 1977-78 quand, étudiant, j’ai pu m’offrir une place pour aller le voir. J’avais été ébloui. C’était un spectacle d’une grande générosité. La première partie durait une heure et demie. Il y avait un entracte, puis encore une heure après. Comme j’avais remarqué qu’il n’y avait pas de contrôle à l’entracte, après le premier soir où j’avais pris ma place, les deux soirs suivants je me suis faufilé dans le public au moment de l’entracte. [scald=29686091:sdl_editor_representation] C’est quoi, l’art de Devos ? On a tendance à réduire Raymond Devos à un monsieur qui fait des jeux de mots alors que c’était un homme de music-hall qui se servait de tout ce que la scène pouvait lui offrir pour donner un spectacle généreux, en étant à la fois jongleur, mime, musicien, avec cette tradition du cirque qui veut que l’on touche un peu à tout et on se sert de tout pour proposer un spectacle un peu féerique. Je me souviens qu’à un moment, il y avait un changement de lumière, il en profitait pour faire les premiers pas de l’homme sur la Lune. Cet homme si volumineux était d’une légèreté absolue. La légèreté, c’est d’ailleurs ce que je retiens de ses spectacles. L’aviez-vous rencontré ? Un tout petit peu. J’étais intimidé. Je l’avais rencontré à l’émission de Stéphane Bern, Le fou du roi, à France Inter, en 2002. J’avais imaginé une chronique où Dieu et Raymond Devos se rencontraient. Deux types immenses qui étaient un peu jaloux l’un de l’autre. J’avais dit ce texte devant lui et ça lui avait beaucoup plu. Il m’avait demandé de le lui redire pour l’émission de télévision que le service public lui offrait quelques jours après. Dieu, la métaphysique, l’imaginaire, le domaine de l’étrange… tout cela est très présent dans ses textes. Oui, il nous fait rire avec des choses très mystérieuses, angoissantes même. Dieu, l’Espace, tout ce qui nous dépasse… Avec notre rapport au monde aussi. C’est un rire existentiel, le rire de Devos. C’est quelqu’un qui s’interroge sur son passage sur Terre. Et c’est ça qui en fait quelqu’un d’extrêmement bouleversant. Il y a une part de mystère dans le rire, quand des gens comme ça s’en empare. Quand on le lit parfois, à tête reposée sous la couette, on se demande comment on va pouvoir faire rire avec ça, qui ne parle que de l’angoisse et de la difficulté de vivre. Or, il trouve les mots. Et puis il y a une respiration, il y a un style, ce qui fait que les gens rient et se consolent ensemble devant l’univers de Devos. [scald=29686097:sdl_editor_representation] Y a-t-il un lien qui mène des Deschiens à Devos ? Il y a l’humour, le pas de côté. Peut-être aussi une forme de poésie, qui était présente chez Devos et que l’on retrouvait dans les spectacles de Jérôme Deschamps. Ce n’est pas la même chose, mais ce n’est sûrement pas le contraire non plus. Peut-on mettre Devos, homme du music-hall, sur le même pied que des gens de cinéma comme Tati, les Marx Brothers ou Pierre Etaix ? Sûrement. D’abord c’est un grand clown. C’était une grande présence physique. Le cinéma l’intéressait moins. Il a fait quelques tentatives, comme dans Pierrot le fou, de Godard. Il a fait un film qui s’appelait La Raison du plus fou, avec François Reichenbach, mais il avait sans doute moins les codes du cinéma que du music-hall. Je sais que Tati et Devos s’étaient rencontrés. Tati reprochait à Devos de parler trop. Or, Devos, c’était son esprit, son humour à lui, et c’était formidable, au théâtre, sur la scène du music-hall de l’Olympia par exemple. Je crois qu’il n’avait pas trop envie de jouer des rôles, comme au cinéma, où on lui proposait des rôles de boucher. Il était très plein de son univers à lui, et même sans doute obsessionnel. Il travaillait tout le temps. C’est Pierre Richard qui m’a dit qu’il était allé le voir à Bobino, en compagnie de George Brassens. Après le spectacle, il leur avait encore fait une heure rien que pour eux deux, dans la loge. Je trouve qu’il ne faut pas le mettre dans le panthéon des écrivains. C’était un mec de music-hall, influencé à la fois par Marcel Aymé et Grock, avec des spectacles qu’il faisait sans cesse évoluer. Devos avait créé un personnage. On savait peu de chose de l’homme… Peut-être que le personnage avait mangé l’homme. Il avait décidé de vivre un peu dans l’imaginaire. Mais peut-être aussi que le vrai Raymond et le Devos que l’on connaissait sur scène, c’était la même personne. On parle de seul en scène, quand il s’agit de Devos. Or, vous nous rappelez, avec votre spectacle, que c’était aussi un duo, qu’il composait avec son pianiste. La musique était tellement importante, chez lui. Et la musique est tellement importante dans le rire. S’il n’y a pas d’instrument ou de note de musique, tout est question de rythme, dans le rire. Le rapport qu’il entretenait sur scène avec ses pianistes, Hervé Guido, et Jean-Michel Thierry, était extrêmement important. Je me souviens de son formidable sketch, Le goût du goût… c’était un sketch à deux. Le regard du pianiste sur Devos était extraordinaire. C’était le clown blanc et l’auguste. [scald=29686089:sdl_editor_representation] Dans cette tradition du music-hall à la façon de Devos, on rêve, on lévite. Mon obsession, c’était de jouer Devos, d’être dans son esprit de légèreté et d’empathie profonde avec son public, sans toutefois jamais chercher à l’imiter. D’abord parce que j’aurais dû faire un régime alimentaire trop difficile. Comment avez-vous construit votre spectacle ? Je suis parti des textes, de ce que j’avais envie de dire de Devos. Ce sont des textes surtout des années cinquante et soixante, qui me semblent plus dotés d’une plus grande poésie, d’une plus grande naïveté. C’était moins compliqué que ses derniers textes. Je ne l’ai pas réécouté pour ne pas avoir trop sa musique dans l’oreille et essayer de trouver la mienne. Je ne me suis pas interdit non plus de faire de petits changements, d’apporter mon grain de sel à moi dans certains passages. Comme c’est du music-hall, ça a besoin d’être réinventé chaque soir. Il ne fallait pas prendre ça comme des textes officiels, que l’on dirait scrupuleusement, avec le plus grand respect. C’est fait pour être léger et drôle. En fait, j’ai été respectueux au point de ne pas le respecter de temps en temps. Le music-hall appartiendrait au passé ? Je ne sais pas trop. C’est vrai qu’il est un peu oublié, ce qui est un signe. Mais il y a des spectacles de Shirley et Dino, il y a quelques années, qui étaient dans cette tradition-là. Peut-être qu’aujourd’hui il y a peu de gens qui savent le faire… Avez-vous un texte préféré ? J’aime beaucoup Mon chien, c’est quelqu’un. Parce qu’à la fois c’est du music-hall, c’est un sketch, et c’est l’esprit de Marcel Aymé. C’est de l’imaginaire. On ne sait plus si c’est un chien qui se prend pour un homme ou un homme qui se prend pour un chien. Ça parle du quotidien, avec des personnages très banals, et tout d’un coup on perd pied et on s’élève vers l’imaginaire le plus fou. Le 16 décembre à Comines-Warneton, du 20 au 23 et du 30 au 31 décembre au Centre culturel d’Ottignies Louvain-la-Neuve.

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