Sauver le livre: les bibliothèques d’Ukraine poursuivent leur résistance

C’est une guerre discrète mais bien réelle, avec ses résistants, ses filières de soutien internationales, ses livraisons nocturnes de matériel sensible. Elle s’est organisée dès le premier jour du conflit dans les bibliothèques et musées d’Ukraine, et ce ne sont pas des armes qui se trafiquent ici : ce sont des armoires antifeu, des boîtes de carton d’archives sans acide, des scanners à plateaux haute définition, des mousses de protection, des déshumidificateurs, des couvertures incendie, des extincteurs compatibles avec la protection du patrimoine. Sur le web, ce ne sont pas des messages cryptés qu’ils échangent, mais des térabytes d’expertise et de données d’une culture numérisée dans l’urgence. Votre mission, du moins si vous l’acceptez : sauver le livre ! Aux premiers jours Puisque la guerre d’Ukraine est aussi culturelle, qu’elle oppose deux langues, deux versions de l’Histoire, deux traditions religieuses et que la Russie n’hésite pas à bombarder les sites et le patrimoine civils, il est parfois vital de sauver des manuscrits, des premières bibles, des dictionnaires de l’ukrainien naissant ou les chartes de droit civil des grandes villes. Les premiers réseaux de sauvetage font déjà partie de l’Histoire, et se sont constitués dès le mois de mars, comme ce fut le cas avec le Centre de sauvetage de l’héritage culturel, hébergé par la branche ukrainienne du Conseil international des monuments et sites, Icomos. Au moment où les musées transportaient tant bien que mal tableaux et sculptures vers l’ouest du pays, réputé plus sûr, les premiers trains venus de Varsovie apportaient aux bibliothèques et centres d’archivage des cartons-archives et des emballages en polystyrène, des gants de protection venus de Scandinavie. D’autres dons ont ensuite afflué, venus de bibliothèques d’Allemagne et des pays baltes. [scald=29692580:sdl_editor_representation] D’emblée, le mouvement était large. Pour mémoire, c’est l’époque où, en Belgique, les Archives de l’Etat décidaient, avec le Conseil international des archives, de suspendre toute relation avec les services d’archives de Russie et de ses républiques, ainsi que ceux de Biélorussie. Car les initiatives ne sont pas seulement venues de l’intérieur de l’Ukraine, elles se sont aussi matérialisées à l’étranger : comme le Shadows Project, développé par une jeune étudiante américaine. L’initiative vise à protéger physiquement tout le patrimoine artistique ukrainien, mais avec une attention particulière à cette « culture des ombres » qui distingue l’Ukraine de la Russie et était déjà passée sous silence sous le régime soviétique. Shadows Project est intervenu dans plus d’une douzaine de musées pour leur apporter des coffres d’archivage blindés susceptibles de résister aux bombardements et incendies. [scald=29686712:sdl_editor_representation] Opération « back up » Cette réponse physique ne suffit pas. Depuis le début de la guerre, selon une estimation du directeur des Archives d’Etat ukrainiennes livrée à The Oberver, plus de 300 bibliothèques de premier rang ont été détruites ainsi que des milliers de bibliothèques scolaires. C’est donc un énorme « back up » de la culture nationale qu’il fallait mettre en place, en partenariat notamment avec le site d’archivage du web Internet Archive, avec l’Unesco, la Bibliothèque nationale de France et la Fondation Roi Baudouin-antenne américaine. Sous l’acronyme Sucho (Saving Ukrainian Cultural Heritage Online), ce collectif a, de mars à juillet 2022, rassemblé, sécurisé et remis en ligne les contenus de plus de 5.000 sites web culturels et quelque 50 térabytes de données culturelles. Cela va des archives nationales aux visites 3D des édifices religieux en passant par les photos de groupe des jardins d’enfants. Parmi d’autres joyaux, les archives juives constituées par l’administration de l’ancien empire de Russie, ou la collection numérisée du Musée de littérature de Kharkiv. [scald=29692581:sdl_editor_representation] Mais la culture ukrainienne était peu numérisée. Les Archives de l’Etat, par exemple, n’étaient digitalisées qu’à hauteur de 0,6 % avant l’invasion. Le même collectif Sucho, en coordination avec le ministère ukrainien de la Culture et la Fédération internationale des associations de bibliothécaires et bibliothèques, coordonne à présent le crowdfunding et la fourniture aux bibliothèques de matériel de digitalisation, comme les scanners, les appareils de prise de vue, les ordinateurs, les mémoires, etc. Les besoins sont estimés à un peu moins de 200.000 euros annuels. Contrer les trafics de manuscrits Une autre priorité, à plus long terme, était de contrer les vols et trafics. Valentyna Bochkovska, docteure en histoire, dirige le Musée du livre et de l’imprimé d’Ukraine, à Kiev, qui se visite aussi en ligne. Elle a sous sa responsabilité 58.000 pièces rares, essentiellement du XVIe au XXe siècle, parmi lesquelles les premiers imprimés en langue ukrainienne, la racine même d’une vision alternative de l’Histoire, qu’elle soit civile ou religieuse. [scald=29686711:sdl_editor_representation] Lorsque l’ennemi nie votre culture particulière, il est important de protéger la première version d’une bible en cyrillique (1581) qui inspirera toute la zone orthodoxe, le premier dictionnaire (1627) qui traduit en ukrainien les milliers de termes slavons du culte orthodoxe, ou l’original du « droit de Magdebourg » d’une ville comme Lviv (1581 également) qui formalise les privilèges des bourgeois en matières pénales, commerciales ou successorales. [scald=29686713:sdl_editor_representation] Le musée a participé à l’élaboration d’une « liste rouge » diffusée ce 24 novembre par Icom, le Conseil international des musées. Concrètement, quels sont les objets du patrimoine ukrainien susceptibles d’être volés, trafiqués et se retrouver sur les marchés internationaux de l’art volé – dont la Belgique est l’un des carrefours ? Sur cette liste, les « documents, manuscrits et livres » viennent en première position, qu’il s’agisse de livres rares, incunables, parchemins, premiers imprimés, et qui peuvent remonter jusqu’aux évangiles en slavon du XIIIe siècle. Cette liste rouge, élaborée sur plusieurs mois, est essentiellement un appel à la vigilance internationale : aidez-nous à retrouver le patrimoine qui quitterait illégalement le pays. Demain, malgré la guerre… Outre ces sauvetages, il reste aux bibliothèques une mission de normalisation, sur le très long terme : demeurer des lieux de résilience, de culture et de socialisation, un refuge malgré la guerre. Pendant les bombardements, elles ont organisé les prêts de livres dans les abris. Mais les bibliothèques sont des lieux qui doivent continuer à vivre. Ce 2 décembre, les libraires ukrainiens tenaient leur colloque annuel. Au programme : l’exposé d’une psycho-somatologue, spécialiste des situations de crise, venue expliquer aux bibliothécaires la maîtrise de soi, première étape pour aider les autres. Face au stress de guerre, les méthodes d’auto-stabilisation sont nécessaires pour mieux échanger avec les visiteurs lors de situations critiques. On n’est pas loin des missions d’animation et de médiation culturelle qu’endossent les réseaux belges de bibliothèques. C’est dans cette « quasi-normalité » que les bibliothèques d’Ukraine continuent à résister. Ce 13 décembre, l’association ukrainienne des bibliothèques organise… un marathon en ligne pour promouvoir l’émancipation des femmes dans l’univers numérique. La guerre ? On essaie d’oublier, et on gage qu’on y survivra !

Votre compte

Sauver le livre: les bibliothèques d’Ukraine poursuivent leur résistance

Découvrez la suite, 1€ pour 1 mois (sans engagement)

Avec cette offre, profitez de :

Le fil info

0 Commentaire

Aussi en Livres

Droit de cuissage

«Marginales» s’attaque à la phallocratie

Jeux vidéo et littérature: la manette au pied de la lettre

Entretien Martin Panchaud: «Explorer la frontière entre ce qui est et ce qui n’est pas»

Humeur La librairie UOPC fête ses cent ans

Allez au-delà de l'actualité

À la Une

Un nouveau séisme de magnitude 7,5 frappe le sud-est de la Turquie, qui déplore déjà plus de 900 morts

Les sièges du PS, d’Ecolo et du MR occupés par des activistes

L’utilisation du vélo pour se rendre au travail a bondi de 26% en quatre ans (infographies)

Une attaque à la bombe a eu lieu à Gand

Guerre en Ukraine: malgré les sanctions, les entreprises occidentales n’ont pas quitté la Russie

SNCB: des perturbations dans tout le pays après l’agression d’une accompagnatrice

30 années au service d’une passion : le métier d’infirmière

Des soins intensifs polyvalents et à la pointe des technologies

L’indemnité vélo pour tous les travailleurs belges dès le mois de mai

Les sections du site

Les services

Groupe Rossel