Un Mondial qatarien moins «politique» qu’annoncé

Corruption, non-respect des droits sociaux et des différences, gabegie environnementale… on a beaucoup parlé de morale et d’éthique avant le coup d’envoi de la Coupe du monde qatarienne. Certaines équipes européennes ont même haussé le ton et promis des actions symboliques durant les matchs. Un mois plus tard, quel bilan extra-sportif peut-on tirer ? Ce Mondial 2022 a-t-il été aussi « politique » qu’annoncé ? [scald=29714477:sdl_editor_representation] « Tous les Mondiaux sont politiques, parce que c’est l’affirmation d’Etats, qui cherchent une caisse de résonance à travers l’organisation d’un événement mondial », répond Raphaël Le Magoariec, chercheur à l’université de Tours, spécialiste du sport dans le Golfe et coauteur de L’empire du Qatar, le nouveau maître du jeu ? (éd. Les points sur les i). « Avec le Qatar, cette caisse de résonance a été accentuée parce que cet émirat suscite beaucoup de fantasmes : d’une part en raison de son opacité et d’autre part en raison de sa force économique. Sa force économique est le moteur principal de sa politique étrangère. » Pour le Qatar, pays sans tradition footballistique, cette Coupe du monde était importante en termes d’image et de soft power. De ce point de vue, l’événement a-t-il été conforme à ses attentes ? Ou les critiques d’avant-tournoi ont-elles gâché la fête ? « Je donne cours pour le moment au Burundi et j’ai donc suivi la Coupe du monde de là, ce qui est un décalage intéressant », intervient Jean-Michel De Waele, professeur de sciences politique à l’ULB et spécialiste des aspects sociopolitiques du sport. « Ici, les critiques vis-à-vis du Qatar sont absentes. Elles sont même vécues comme un “deux poids, deux mesures” : “Vous, les Occidentaux, vous êtes très à cheval sur les droits de l’homme quand ça vous intéresse mais quand le reste de l’humanité est concerné, ça ne vous intéresse absolument pas : regardez ce qui se passe à l’est du Congo.” Ceci étant, pour reprendre votre question, je ne pense pas que, chez nous, le Qatar ait réussi son opération de soft power. Il y a quand même eu un effet boomerang. Et je pense que les organisations sportives vont réfléchir à deux fois au choix de l’endroit des futures compétitions internationales. » Des visées régionales Pour Raphaël Le Magoariec, parmi les fameux « fantasmes » autour du Qatar, évoqués plus haut, il y a cette idée que ce pays de 11.500 km2 aurait des visées mondiales. « Il souhaite avant tout être un leader du monde arabe », affirme le chercheur. « Depuis la Coupe arabe de football, qu’il a réussi à relancer avec la Fifa il y a douze mois, jusqu’à l’inauguration du stade de Lusail, en septembre dernier, avec un match amical entre les clubs champions d’Arabie saoudite (Al Hilal) et d’Egypte (Zamalek), on voit clairement qu’il y a cette volonté du Qatar de se placer au centre du monde arabe. » Par rapport aux critiques, Le Magoariec affirme que le Qatar a souffert de la focalisation médiatique occidentale avant le début de la compétition – « parce que son système intérieur ne correspond pas du tout aux valeurs occidentales ». Mais à la différence de Jean-Michel De Waele, il estime qu’en fin de compte, il a réussi à faire une sorte de « sport-washing » à travers le Mondial. « Le Qatar a retourné la pièce en se focalisant sur son côté hospitalier et généreux auprès des spectateurs, venus du monde entier », explique-t-il. « En fait, il a fait du soft power “ par le bas”, en essayant d’influencer la représentation que les gens avaient du pays. » « Tout le monde s’est couché » Le vent de fronde face à la situation, des droits humains, qui soufflait au sein de plusieurs équipes européennes avant le coup d’envoi du tournoi, est vite tombé. Seul le « onze » allemand a osé braver les interdits, en mimant un bâillon sur la bouche, sur la photo officielle avant le match contre le Japon. « On a beaucoup parlé des droits humains avant le tournoi – du moins en Europe – mais dès que le ballon a commencé à rouler, on s’est plus intéressé aux mauvais résultats des Diables rouges », confirme Jean-Michel De Waele. « Tout le monde s’est couché, personne n’a osé prendre un carton jaune. Evidemment, quand on lit tout ce qui s’est passé au Parlement européen, il y a peut-être des raisons qui peuvent expliquer pourquoi il n’y a guère eu de protestations pour ce qui se passe au Qatar… Ça abat le peu d’espoir qu’on pouvait encore entretenir – après les actions de type “genou à terre” contre le racisme, par exemple – en termes d’éveil d’une prise de conscience dans le monde du football professionnel. » « Il y a eu un manque d’unité de la part des fédérations européennes », enchaîne Raphaël Le Magoariec. « Je pense que s’il y avait eu un front uni, elles auraient pu faire face aux menaces de sanctions sportives de la Fifa. C’est sans doute une occasion ratée car si le boycott n’était pas la bonne idée, profiter de cet événement pour marquer son soutien, ça aurait été plus fort. Il y a certes eu l’Allemagne, qui a agi de son côté, mais le problème, c’est qu’après, sur le plan sportif, ça n’a pas suivi et ils ont alors été la risée des sociétés arabes… Par ailleurs, le fait que le chancelier allemand vienne signer un contrat d’approvisionnement de 15 ans en GNL (gaz naturel liquéfié) à Doha a complètement cassé l’ensemble. L’économie surpasse toujours le symbolique… » La Fifa renforcée ? « Pas la bonne idée », le boycott ? Jean-Michel De Waele n’est pas du tout de cet avis. Depuis le jour de l’attribution de l’édition 2022 au Qatar, il affirme qu’il fallait boycotter cette Coupe du monde. En revanche, il rejoint son alter ego sur « l’occasion manquée »… « Je suis au regret de constater que l’opinion publique et les médias ne se sont réveillés que très tardivement », lâche-t-il. « Or, ce réveil a eu un effet. Les déclarations agacées d’Infantino, le président de la Fifa, et d’une série d’autres personnes ont montré combien ils étaient mal à l’aise lorsqu’on les titillait. Cela me fait dire qu’une réaction précoce des fédérations sportives, des joueurs, des entraîneurs, des supporters, aurait pu produire bien plus d’effet. » Pour Raphaël Le Magoariec, s’il y a eu un rajeunissement à la tête de la Fifa, en fin de compte, son « système » et son train de vie sont restés les mêmes. « Selon moi, la Fifa sort renforcée de ce Mondial du point de vue des opinions des pays du sud, des pays plus périphériques, qui ont l’impression qu’elle n’a pas subi le poids occidental, notamment via les discours de son président », considère notre interlocuteur. « On avait l’impression que Gianni Infantino était Qatarien – et en même temps, il vit là-bas depuis un an… La Fifa veut vraiment donner l’impression qu’elle s’ouvre au monde, qu’elle n’est plus centrée sur les anciennes puissances européennes. » De fragiles réformes En conclusion, Jean-Michel De Waele n’hésite pas à affirmer que les valeurs occidentales sont sorties affaiblies de ce Mondial, et cela « dès le jour où nous ne nous sommes pas mobilisés pour ne pas y aller ». « Et je crains », enchaîne-t-il, « que nos valeurs soient politiquement plus affaiblies encore si l’on découvre que toute une série de personnes ont reçu de l’argent de dictatures pour changer d’avis. Ça, dans l’affaiblissement de la conscience démocratique, ça va être un coup terrible ! » [scald=29714475:sdl_editor_representation] Face aux critiques occidentales, il convient cependant de noter que les autorités qatariennes se sont engagées à mettre en œuvre certaines réformes, notamment dans le droit du travail. Mais cette volonté survivra-t-elle à la fin du Mondial ? [scald=29714476:sdl_editor_representation] « Je pense que cet événement aura un impact en termes d’ouverture de la société qatarienne – et d’ailleurs, des réformes ont été prises », se lance Raphaël Le Magoariec. « Le problème, c’est que l’Etat qatarien reste très imprégné de l’influence juridique britannique et donc, il ne s’immisce pas trop dans le secteur privé, notamment pour ce qui concerne le travail. Au Qatar, celui qui donne l’emploi est le maître et l’employé est subalterne. Et l’employé subalterne, il est là pour gagner de l’argent et pour pouvoir en envoyer une partie à sa famille – et il est du reste souvent endetté par son voyage à Doha… Je pense donc que le Mondial va amener des changements mais qu’il faudra du temps et aussi de la volonté de la part de l’Etat, qui a tendance à privilégier sa stabilité interne. Toucher aux rouages qui font sa stabilité, ce n’est pas simple. Vu d’Europe, on oublie qu’il y a une petite population au Qatar mais que le pouvoir doit la caresser dans le sens du poil… »

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