Thomas Piketty «Il faut changer de majorité dans la zone euro!»

L’économiste français dit pourtant avoir été lui-même surpris parle Brexit. Vous aviez prévenu depuis longtemps qu’on était au bord de la catastrophe. Avec le Brexit, on y est ? L’Europe jouait depuis longtemps avec le feu, en particulier dans la zone euro. La crise de 2008, la plus grave depuis la Seconde Guerre mondiale, a été mal gérée. Elle venait du secteur financier privé américain, mais elle a été transformée par notre seule faute en crise européenne des dettes publiques. Alors que dès 2010 la reprise était là aux États-Unis, la zone euro a créé une nouvelle récession en faisant de mauvais choix budgétaires, en voulant réduire les déficits trop vite. Le paradoxe, c’est que la sortie de l’UE survient hors zone euro. Le Royaume-Uni s’en était mieux sorti. Mais les politiques anti-sociales du gouvernement Cameron ont aiguisé le ressentiment des classes populaires et conduit à une réaction irrationnelle faite de xénophobie et de stigmatisation. On a le sentiment que tout le monde navigue à vue. Il va falloir imaginer comment reconstruire. C’est un désastre, surtout pour les jeunes générations qui auraient voulu rester. Mais si le Royaume-Uni veut faire partie de l’Espace économique européen comme la Norvège et l’Islande, il va falloir qu’il accepte la libre circulation des personnes et pas seulement celle des marchandises et des capitaux, qu’il accepte d’appliquer la quasi-totalité des règles et de verser une contribution. Il faut un minimum de solidarité. Ça n’a pas été dit dans la campagne. Mais un grand marché de 500 millions de personnes, ce n’est pas seulement des marchés purs et parfaits. Il faut des infrastructures, des services publics, etc. Tout cela a un coût ! Il faudra aussi clarifier certaines choses. Notamment la question des sanctions tant que des progrès ne sont pas faits sur la transparence financière. Comme pour le secret bancaire suisse, les coûts causés par les paradis fiscaux de la couronne britannique et l’opacité de la City sont considérables. Il faudra une mobilisation très forte de la société civile. [scald=1506927:sdl_editor_representation] Et si le Brexit n’avait finalement pas lieu ? Revenir sur le vote ? Je n’y crois pas. J’espère qu’à moyenne échéance, le Royaume-Uni reviendra dans l’UE. En attendant, je pense que les Britanniques vont sortir mais ils devront en payer le prix. Il ne faudrait pas que pour faire plaisir à leur opinion chauffée à blanc, ils cherchent des compensations symboliques. Quand on ment, à un moment, on en paie le prix. Après, il faudra une intégration plus avancée au sein d‘un noyau dur ? Si l’Italie, la France, l’Espagne mettaient sur la table une proposition d’union politique, budgétaire avec un Parlement de la zone euro qui prendrait à la majorité les décisions sur le niveau du déficit, la restructuration des dettes, l’Allemagne aurait beaucoup de mal à dire non publiquement. Un compromis devrait pouvoir être trouvé. La seule façon d’avancer, ce serait de créer une chambre parlementaire de la zone euro. C’est une idée que vous avancez depuis longtemps : créer un vrai bicaméralisme… Il faut créer une nouvelle chambre composée de parlementaires nationaux. Une des grandes erreurs de la construction européenne, c’est d’avoir voulu contourner ces parlements nationaux. Ce sont les parlementaires nationaux qui votent les budgets et les impôts, ce sont eux qui sont comptables. Chaque État nation serait représenté en proportion de sa population et de ses groupes politiques. Actuellement, on vit dans la fiction un peu folle que la deuxième chambre, c‘est le conseil européen des chefs d’État et des ministres. Ça ne peut pas fonctionner ! Ce système est une machine à dresser les uns contre les autres. Un représentant unique ne poursuit qu’un seul but : l’intérêt national. Alors que si vous avez 30 ou 40 députés pour représenter un pays, des coalitions peuvent se créer sur une base qui n’est pas nationale. C’est ainsi qu’on peut faire émerger un intérêt européen. Est-ce que cette réforme de fonctionnement pourrait vraiment suffire à combler le fossé énorme entre les élites et le peuple ? Cela ne va pas tout changer mais les institutions sont importantes. On n’a pas des textes parfaits et des hommes politiques qui sont lâches ! Tant qu’on n’aura pas des institutions de ce type-là, on sera incapable d’adopter toutes les politiques potentiellement équitables, justes, permettant d’avoir une croissance plus équilibrée, une fiscalité plus juste, un impôt commun sur les sociétés. On peut avoir toutes les décisions au conseil européen. Au final, ce sont les Parlements nationaux qui votent l’assiette de l’impôt sur les sociétés dans chaque pays. Mais il peut y avoir de mauvaises décisions ! La directive Bolkestein a été introduite pour faire plaisir au Royaume-Uni. Et on a vu ce que cela a donné, avec la stigmatisation du « plombier polonais ». Les Britanniques n’ont pas pu défendre les conséquences de leur propre politique… L’attitude des responsables britanniques a été dramatique. La classe politique porte une grosse part de responsabilité. David Cameron a passé son temps à dire qu’il n’aimait pas l’Europe et il s’étonne que les gens finissent par le croire ! Et Boris Johnson qui ne veut plus être Premier ministre. C’est la lâcheté absolue ! Mais en même temps, les dirigeants allemands, français et ceux des autres pays d’Europe ont aussi leur part de responsabilité. Ils ont laissé l’Europe s’enfoncer pour des raisons qui relèvent de l’égoïsme national. La France n’a rien fait vis-à-vis de l’Europe du Sud parce qu’elle était du bon côté de la barrière avec l’Allemagne en bénéficiant de taux d’intérêt à zéro pourcent. Et l’Allemagne a une responsabilité énorme. Elle s’est comportée en donneuse de leçon insupportable et irrationnelle. Matraquer le Sud de l’Europe comme elle l’a fait, c’est une punition qui relève du nationalisme. Certes, ce n’est pas le Ukip ou le FN, mais c’est du nationalisme soft. Le Sud va mal parce que le Nord va bien ? En partie. Quand on a 8 % du PIB d’excédent commercial, ça ne sert à rien. L’Allemagne doit investir plus chez elle et augmenter ses salaires. Ça ne sert à rien de produire à tout prix pour les autres. Ce n’est pas de la rationalité économique, c’est une volonté de domination. L’Allemagne a eu très peur au début des années 2000 que la réunification ne marche pas. Cette peur a conduit à des comportements excessifs. À un moment, si l’on veut garder l’Union monétaire, il faut ajuster sa politique. Au-delà des erreurs de l’Europe, est-ce qu’il n’y a pas aussi des explications plus profondes au Brexit, qui relèvent de l’histoire de la mondialisation ? N’est-on pas à la fin d’un cycle ? On a besoin de réguler le capitalisme. Besoin d’institutions démocratiques fortes pour réguler la dérive inégalitaire, pour mettre la puissance du marché, de l’innovation, au service de l’intérêt général. C’est une erreur de penser que tout cela se passe de façon naturelle. La foi dans l’autorégulation des marchés, qu’on retrouvait dans la première mondialisation jusqu’en 1914, a conduit à des inégalités extrêmement fortes, à des tensions sociales, à la montée des nationalismes qui ont conduit d’ailleurs à la Première Guerre mondiale. Les élites des pays occidentaux ont fini par accepter un certain nombre de réformes sociales, fiscales, qui ont permis dans la phase de reconstruction un niveau d’inégalités plus faible et beaucoup plus de croissance. Et c’est vrai qu’à partir des années 80-90, on est rentré dans une nouvelle phase de dérégulation, de foi sans limite dans les marchés. C’est lié à de nombreux facteurs : les révolutions conservatrices anglo-saxonnes, la chute de l’Union soviétique. La crise de 2008 n’a qu’en partie changé ça. On est toujours dans un cycle de sacralisation de la libre concurrence. Mais ça ne marche pas… Si on ne répond pas à ces inégalités très fortes par des politiques plus progressistes, ce sera toujours tentant de désigner des coupables : les travailleurs immigrés. Il y aura toujours des responsables politiques – Trump, Johnson, Le Pen – qui expliqueront aux classes populaires blanches que leurs ennemis, ce ne sont pas les milliardaires blancs mais les classes populaires immigrées. Mais ne noircissons pas tout en Europe. Par rapport aux États-Unis, à la Chine, à l’Inde ou au Moyen Orient, l’Europe continue d’avoir un modèle social de développement qui reste plus satisfaisant qu’ailleurs. Mais elle souffre d’un morcellement politique, avec plein de petits États nations en compétition. Le risque peut être fatal. La course-poursuite dans la concurrence sociale et fiscale finira par remettre en cause l’essence même de notre contrat social. Ces dérives inégalitaires alimentent le populisme à l’extrême droite mais pas seulement. Ils favorisent aussi des mouvements comme Podemos ou Syriza. Il faut s’appuyer sur ces mouvements ! C’est l’appel que je lance à François Hollande et Angela Merkel. Ils ont voulu taper sur Syriza pour ne pas que ces mouvements essaiment en Europe. On voit le résultat. Alexis Tsipras et Pablo Iglesias ne sont pas parfaits mais ils sont beaucoup moins dangereux que les nationalistes polonais ou hongrois. Au moins ces mouvements sont internationalistes. On le voit aujourd’hui avec les efforts que fait la Grèce pour accueillir des camps de réfugiés. Si l’on avait la droite populiste au pouvoir, ce serait autre chose en termes de tension et de violence dans le pays ! Renvoyer ces mouvements dos à dos, c’est un vrai danger. Merkel, Hollande et Renzi ont une responsabilité considérable ! Que pourraient-ils faire maintenant ? S’ils proposaient un moratoire sur les dettes publiques tant qu’on n’aura pas retrouvé de la croissance et réduit le chômage, en Espagne, Podemos et le Parti socialiste pourraient former un gouvernement. Et ce changement politique en Espagne pourrait entraîner un changement de majorité politique dans toute la zone euro. La France, l’Italie et l’Espagne, c’est 50 % du PIB et de la population de la zone euro. L’Allemagne, c’est 27 %. C’est ça, l’enjeu. C’est de là que peut venir le changement.

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