Nid d’espions à la Cinémathèque française

Que diriez-vous de jeter un œil sur les archives de la Stasi ? Emprunter le téléphone du KGB ? Utiliser le parapluie bulgare qui tire plus vite de votre ombre ? Avez-vous l’âme d’un espion du XXe siècle ou d’un espion du XXIe siècle ? Êtes-vous Ingrid Bergman dans Les enchaînés de Hitchcock ou Marlène Dietrich, l’Agent X27 de Josef von Sternberg ? 007 dans Octopussy ou plutôt un citoyen-espion à la Jason Bourne ? Quelle que soit votre réponse, rendez-vous à la Cinémathèque française à Paris pour une exposition fascinante qui explore les relations imbriquées entre espionnage et cinéma, rendant compte de l’étendue et de la vitalité d’un sujet qui se déploie autant dans une histoire que dans une géographie mondiale. Et ce, jusqu’à nos jours. De Mata Hari à Edward Snowden Le film d’espionnage est nourri de différents styles. Depuis les débuts, il s’est rattaché à d’autres genres cinématographiques comme le film noir, la comédie, le mélodrame, la science-fiction. Il se met au service d’une représentation particulière des convulsions de l’Histoire et de la géopolitique. Il est tour à tour propagandiste et critique. Il a donné au cinéma des classiques, des films de séries B, des raretés et des excentricités. Des titres de films, portés par la fascination de la figure de l’espion, parlent d’eux-mêmes : L’espion qui venait du froid, Deuxième bureau, L’étau, Guet-apens, Les loups entre eux, La mort aux trousses, Mission impossible, La taupe, Conversation secrète, Cinquième colonne, La sentinelle, Le pont des espions… En même temps, le cinéaste n’est-il pas espion lui-même car que fait-il sinon observer, enregistrer et recréer un monde avec des appareils et des dispositifs dissimulés dans des objets du quotidien… [scald=29742393:sdl_editor_representation] Au fil de l’exposition riche de plus de deux cents pièces réunissant accessoires de tournage, costumes, affiches, dessins, peintures, photographies, archives, extraits de films, vidéos d’artistes, on suit un parcours chronologique, allant de Mata Hari à Edward Snowden, de James Bond à Carrie Mathison, de l’affrontement entre le bloc de l’Est et le bloc de l’Ouest aux stratégies renouvelées du renseignement, caractéristiques du monde sécuritaire post-11-Septembre. On s’arrête devant des portraits. Le ministère de la Sécurité d’État de la République démocratique allemande (Stasi) était l’un des appareils de surveillance les plus efficaces du monde. Après la chute du mur de Berlin, la plupart de ses archives ont été ouvertes au public. Pendant deux ans, Simon Menner a mené des recherches sur l’héritage visuel de ce service de renseignement au sein du Commissariat fédéral des archives de la Stasi de l’ancienne RDA (BStU). Il s’agit d’archives photographiques documentant la répression exercée par l’État pour soumettre ses citoyens. Étonnant. [scald=29759021:sdl_editor_representation] Honneur aux femmes espionnes On traverse de grands thèmes : les clandestines des grandes Guerres (1914-1945), les héros des deux blocs (Est et Ouest, de 1945 à 1989), terreur et terrorisme (1975-2020). Les femmes espionnes (Mata Hari, Hedy Lamarr) retrouvent leur juste place. Dès le début du parcours, l’importance des clandestines dans l’art du renseignement est réévaluée. Pendant les deux Guerres mondiales, de nombreuses stars ont profité de leur aura pour travailler au sein des services de renseignement ; Joséphine Baker lors de ses voyages passe des informations classées au BCRA français (Bureau central de renseignements et d’action), et Marlène Dietrich, qui espionne les nazis pour le compte de l’OSS américain (Office of Strategic Service). Ces risques réels pris par les stars témoignent, par comparaison, de la manière dont le cinéma les a trop souvent caricaturées par l’hyper-sexualisation du sexpionnage. [scald=29759020:sdl_editor_representation] CIA+KGB+Stasi Des affiches des films de Hitchcock, Mankiewicz, Huston, Mann, Peckinpah habillent les murs. De grands écrans projettent des extraits de films. On regarde en boucle le visage de Richard Boone dans La lettre au Kremlin de John Huston. Le cinéma d’espionnage de l’après-guerre s’installe pour plus de 40 ans dans une bipolarité idéologique opposant le bloc démocratique de l’Ouest au bloc communiste de l’Est, selon la règle d’or scénaristique : CIA + MI6 vs. KGB + Stasi. C’est l’art du cinéma de métamorphoser la violence de la Guerre froide en un spectacle jouissif avec des héros comme le très British James Bond et le parodique OSS117. De nombreux romans de John Le Carré, ex-espion devenu romancier d’espionnage, sont portés à l’écran. Agents de la CIA, du Mossad, de la DGSE, la figure de l’agent secret, personnage romanesque par excellence, fascine. L’exposition montre à quel point il accompagne la marche de l’histoire. [scald=29742394:sdl_editor_representation] Voici quelques merveilles technologiques qui oscillent entre réalité et fiction, imaginées par « Q », le plus célèbre maître armurier du cinéma pour l’agent 007. L’espace gadgetologie a des allures de cabinet de curiosités et nous montre quelques réalités avec un rat piégé, la chaussure tueuse, le chapeau silencieux, la bague mortelle. Objets du parfait agent secret, celui qui permet de photographier et filmer des individus dans la rue sans qu’ils s’en aperçoivent, de crypter et décrypter, d’écouter. Dans une vitrine trônent un manuel soviétique sur les substances toxiques militaires et les armes chimiques, un livret de maquillage, une mallette de postiches pour se « désilhouetter ». Quand on glisse vers le XXIe siècle, on parle plutôt de masques en latex invisibles et d’autres gadgets high-tech comme des sweat-shirts qui rendent invisibles aux caméras de surveillance. [scald=29759019:sdl_editor_representation] Autre millénaire. Le monde change, la technologie aussi. On plonge dans le cyberactivisme et on reste médusée devant les 24 portraits probables de la lanceuse d’alerte Chelsea Manning générés par algorithme à partir d’une analyse de son ADN. L’œuvre questionne le caractère subjectif du décalage de l’ADN et conteste la notion de détermination et d’inscription biologiques de l’évolution. On découvre les nouveaux territoires de l’espionnage sur un tableau interactif. C’est ludique et en même temps flippant. Le cinéma met en scène des espions au bord de la folie. On est dans la réalité brutale et sordide du renseignement, rouage inhumain d’un vaste système où le simulacre est roi. Règne anxiogène de la désillusion et de l’opacité. Katryn Bigelow réalise Zero Dark Thirty sur la traque de Ben Laden. Même James Bond devient plus sombre, plus brutal. Les séries (Carlos, Le bureau des légendes, Homeland) font de l’espionnage un de leurs sujets de prédilection. L’espionnage inspire encore et toujours les cinéastes car derrière la création de mondes de simulacres, se cache toujours la hantise du double. Entre cinéma et espionnage, c’est une histoire sans fin. En complément de l’exposition, l’excellent ouvrage « Top secret : cinéma & espionnage » (richement illustré, avec des textes inédits de Boltanski, Nicolas Saada… et des entretiens inédits d’Olivier Assayas, Léa Seydoux, Eric Rochant, Arnaud Desplechin), sous la direction de Matthieu Orléan et Alexandra Midal, Éditions Cinémathèque française/Flammarion, 288 pages, 35 euros.

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