Judith Vanistendael: «L’art est une arme contre la solitude et les difficultés du monde»

Trois traits rouges guident l’art d’Atan, jeune sculpteur des Cyclades. Le premier trait, c’est la vie. Le deuxième trait, c’est celui des formes que peut prendre la vie. Le troisième trait, c’est celui qu’il crée pour l’incarner. Le personnage de Judith Vanistendael est en quête des mondes que portent les pierres brutes et du savoir-faire qui permet de les révéler. Atan des Cyclades, publié en collaboration avec les Editions du Musée du Louvre, est un livre d’apprentissage de l’harmonie, de l’élégance et de la beauté de l’âme. Judith Vanistendael est venue nous en confier les secrets au Soir. [scald=29760481:sdl_editor_representation] Que sait-on vraiment des artistes des Cyclades ? C’est une culture de l’Age du bronze, sans écriture, sans palais ni monarques. On a redécouvert cette culture au XIXe siècle et, à l’époque, on trouvait ces sculptures très moches. Ensuite, Modigliani, Picasso, Brancusi les ont redécouvertes. Ils ont adoré ces œuvres, qui sont devenues symboliques du modernisme. Un commerce s’est créé autour de ça. Les galeristes ont été en acheter sur place, aux habitants de ces îles, qui étaient très pauvres. Du coup, on en sait peu sur ces sculptures car elles ont été retirées de leur contexte archéologique. Aujourd’hui, les opinions divergent sur le sens à leur donner. Leur fabrication semble être le fruit de calculs systématiques. On les sculptait à la chaîne dans des petits villages de quelques centaines d’habitants. Elles étaient peintes. Les artisans se nourrissaient de blé, de vin, d’olives. Ils ne signaient pas leurs œuvres. On ne sait rien d’eux sinon qu’ils voyageaient d’île en île sur des bateaux à rames. Le sac à dos qu’Atan utilise dans mon récit pour voyager est celui de la momie Otsi, dont l’âge remonte à 3.000 ans avant notre ère. Pour coller au plus près de la réalité, j’ai fait énormément de recherches sur la manière dont ils vivaient. Ils cuisinaient, par exemple, hors de la maison, dans des petits fours portables en argile… A partir de tous ces éléments, j’ai reconstitué le temps de l’art des Cyclades et inventé le monde d’Atan. Comment cet art s’est-il développé sur des îles à l’écart de tout ? Il ne faut pas une densité importante de population pour produire un art extrêmement raffiné. Ces petites îles étaient ultra-connectées au continent et à la Crête. Il y avait de nombreux échanges. Il faut ajouter qu’il y avait beaucoup de marbre à proximité. Le marbre de Naxos est l’un des plus fins du monde. J’ai visité cette île. Il suffit de marcher et il y en a partout. Sans être une île gigantesque, c’est la plus importante de l’archipel des Cyclades. Il y avait, là, des carrières de marbre remarquables. Les habitants avaient du temps, de l’entraînement, de la maîtrise. Ils avaient aussi de l’émeri, une roche naturelle locale utilisée pour lisser la pierre. Les statues auraient pu avoir une dimension magique, mystique ? Les archéologues sont partagés sur cette question. J’ai pris la thèse qui me plaisait le plus : celle de sculptures qui représenteraient les différents stades de la vie, qu’on se transmettrait de mère en fille, de père en fils, et qui, par-là, conférerait une force supplémentaire. A partir de là, j’imagine, comme on sait que ces statuettes étaient peintes, qu’elles étaient décorées rituellement, qu’on les tatouait en quelque sorte, pour incarner chaque étape importante de la vie. On les connaît toutes blanches mais elles étaient peintes, tout comme les statues grecques. Elles avaient toujours une bouche, des yeux, des cheveux, et des tatouages sur les jambes, la vulve, le visage… On sait cela car sur certaines des statuettes cycladiques subsistent des traces de peinture ou des petits reliefs. Cela permet de déterminer, au travers de recherches scientifiques, comment elles étaient peintes. Dans votre récit, le personnage principal, Atan, s’éveille à l’art. Qui vous a inspiré son portrait ? Il est à l’image de mon fils, pendant le confinement à Molenbeek ! Simon était dans l’isolement et m’a demandé de l’argile pour apprendre à sculpter. Sa chambre est désormais remplie de petites sculptures. Ce livre, que je lui ai dédié, est donc aussi celui de la découverte de notre propre talent créatif et de la force que ça procure. L’art est une arme contre la solitude et les difficultés du monde. Je sais de quoi je parle : la bande dessinée est également un métier solitaire. Il faut se fouetter pour s’auto-discipliner. On doit réaliser énormément de pages et personne ne vous attend. Et l’œuvre qui prend un an ou deux à dessiner est lue en quelques dizaines de minutes… Un auteur de bande dessinée doit être capable de produire comme un sculpteur des Cyclades ! L’art des Cyclades est fortement stéréotypé mais Atan cherche à sortir du moule. Au plan de l’histoire, sa démarche a du sens ? C’est ennuyeux de reproduire toujours les mêmes statuettes. Atan a en lui cette envie de faire autre chose. Son maître comprend son désir. Je suis professeur d’arts graphiques et c’est un peu moi, ce maître avec ses réflexions sur l’apprentissage… La perfection dépend du caractère, de l’ambition qu’on met dans son art. Au cours d’une carrière, on ne cesse de se perfectionner. La maîtrise des outils apporte forcément la liberté de création. C’est de cela qu’il est question avec Atan, du muscle du dessin qu’il faut entraîner en permanence. Quand Picasso dessine comme un enfant, à la fin de sa vie, c’est parce qu’il a dessiné tous les jours et que la toile, le papier, les couleurs n’ont plus aucun secret pour lui. J’adore Sempé. S’il est devenu l’un des plus grands dessinateurs au monde, c’est parce qu’il s’était dépouillé complètement de la technique pour atteindre la simplicité absolue. L’art des Cyclades, par sa dimension de production de masse, préfigurait une forme de modernité ? Je ne pense pas que les artistes de cette époque étaient très préoccupés de modernité. La modernité est une invention de l’Occident, liée à l’essor du capitalisme et à la vitesse du changement. Il reste que c’est fascinant de voir que l’art des Cyclades a produit des milliers d’objets à l’identique, bien longtemps avant l’industrialisation. Ces statues antiques sont d’un équilibre, d’une simplicité, d’une pureté magnifique, tout en s’inscrivant dans une forme de standardisation. C’est fascinant. C’est un art non exclusif, qui était produit pour être vu par plusieurs personnes… une peu comme la bande dessinée finalement ! [scald=29760493:sdl_editor_representation]

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