Comment les femmes ont été exclues de l’histoire de l’art

Mais où sont les artistes femmes ? C’est la grande question que s’est posée Eva Kirilof alors qu’elle se promenait dans les musées de Bruxelles ou encore de Londres. Vous avez peut-être déjà vu passer un de ses posts sur Instagram ou encore sa newsletter La Superbe, où elle discute de la place des femmes dans l’histoire de l’art et fait connaître le travail de ces artistes, exclues de la grande histoire. S’agit-il d’un simple oubli ou d’un choix délibéré, elle tente d’y répondre dans son essai dessiné Une place. Diplômée en histoire de l’art contemporain et en gestion culturelle à l’ULB, elle travaille désormais dans une agence de communication à Londres. Et c’est l’arrivée dans la maternité qui la motive à se replonger dans l’histoire de l’art, mais cette fois-ci à travers le prisme du genre et du féminisme. Alors que l’heure du confinement a sonné et que chacun se retrouve chez soi, elle s’associe à l’illustratrice Mathilde Lemiesle, et se lance dans l’écriture de son premier essai graphique. Dès l’avant-propos, le ton est donné. Certes contrairement aux siècles précédents, les femmes peuvent désormais étudier l’art, ce qui est le cas de beaucoup d’entre elles. Néanmoins, aujourd’hui seules 20 % d’artistes femmes sont soutenues par les fonds publics pour 80 % d’hommes, et 38 % étaient exposées dans des salons d’art en 2019. Les choses bougent, mais il est compliqué de créer du changement dans un système où les lieux qui incarnent la culture ont toujours exclusivement été habités par des hommes. Dès les premières pages, on se laisse guider par la figure bleue représentant notre autrice belge, qui nous emmène à la rencontre de femmes artistes dont l’histoire et le travail a souvent été tu. [scald=29772244:sdl_editor_representation] Un sujet qui ne l’a pas toujours passionnée comme elle nous l’explique par téléphone depuis Londres : « Non, pas du tout j’aurai bien aimé (rires) ! J’ai étudié l’histoire de l’art à l’ULB et avec le recul ça me choque un peu que je ne me sois pas posée de questions plus tôt. On n’étudiait aucune femme artiste, tout était basé sur les hommes, j’ai dû supposer qu’il n’y en avait pas. Et c’est la même chose avec les musées, on y voit principalement des œuvres d’hommes, cela sous-entend qu’il n’y a pas vraiment eu de femmes artistes. C’est quand je suis arrivée à Londres il y a quelques années, où il y a un certain intérêt pour les questions de genre, que j’ai vraiment commencé à me poser des questions sur le rôle et la place des femmes dans l’histoire de l’art. C’était aussi le début de la période #MeToo, qui a suscité un regain d’intérêt pour les femmes et leur place dans la société au sens large. Donc j’ai un peu suivi cette vague là et j’ai commencé à me pencher sur le sujet. » Présentes mais exclues Supposant d’abord que l’absence d’artistes femmes dans les musées s’expliquait par le fait qu’elles n’avaient pas eu accès à une éducation artistique au même titre que les hommes pendant des siècles, elle comprend que la réalité est un peu différente : « Je me suis en fait rendue compte que malgré cela, les femmes avaient toujours fait de l’art et trouvé d’autres routes pour l’étudier. Cela n’était donc pas un oubli de notre société mais un système bien rôdé qui les avait exclues à plein de niveaux différents, que ça soit par l’éducation, par la création de grands mythes sur les génies artistiques, ou encore par l’écriture de l’histoire de l’art par des hommes. Et ce qui est assez incroyable c’est que certaines femmes se posaient déjà ces questions au XIXe siècle, comme l’explique Linda Nochlin dans son célèbre article Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grandes artistes femmes ? On se rend compte qu’elles étaient très en avance sur leur temps, et qu’elles avaient très bien compris quel rôle leur avait été assigné dans la société. Et ce qui est encore plus fou c’est que beaucoup de ces artistes avaient énormément de succès à leur époque, elles vivaient de leur art et travaillaient pour de grandes cours royales. C’était des méga stars, Artemisia Gentileschi était super connue à la Renaissance par exemple ! Mais on les a complètement effacées de la grande histoire pendant des siècles. Ce n’est que depuis les années 70 qu’on essaye d’y remédier avec les pratiques d’histoire de l’art féministe. » Le sujet a déjà été souvent abordé, particulièrement ces derniers années, mais Eva Kirilof sort du schéma habituel de l’essai pour mêler texte et dessins. « J’avais à la base été contactée par des maisons d’édition pour écrire un essai classique. Et à l’époque je ne voyais pas trop ce que j’allais pouvoir apporter à la littérature existante sur le sujet. Quand Mathilde Lemiesle est venue me chercher, j’ai été séduite par l’idée d’un essai graphique. C’est un format qui permet d’aller chercher un public plus large, des gens qui n’ont pas un réel intérêt pour ce sujet mais qui aiment bien le format graphique. Ça reste un essai engagé, hyper documenté, qui est le résultat de plusieurs années de recherche, et les dessins de Mathilde rendent le propos plus abordable. J’aimais aussi l’idée de travailler avec une artiste et de faire dialoguer mes textes avec ses dessins, il y a vraiment une lecture à deux niveaux qui nous plait bien. En tout cas c’était un gros travail qu’on a commencé en 2020 et j’avais vraiment envie d’en faire un projet mêlant des références d’historien-nes, de sociologues mais aussi directement sorties de la pop culture. » Artistes et chercheuses Si l’ouvrage parle de nombreuses femmes artistes, l’autrice se défend d’avoir voulu en faire une sorte de catalogue. « Il en existe déjà plein et c’est souvent de cette façon-là qu’on parle d’elles. C’est très chouette que les gens découvrent ces artistes là en lisant le livre, mais le but était vraiment d’expliquer comment notre société les a exclues, et comment elles sont quand même toujours revenues par la petite porte. C’est une histoire de persévérance avec la volonté de montrer qu’on peut être exclues, humiliées, cassées et rejetées de mille façons mais qu’on est toujours là et qu’on continue. Et je voulais aussi inclure des chercheuses féministes dans le récit car elles constituent la colonne vertébrale de ce livre. » Et quand on lui demande ce qu’elle espère de cet ouvrage, elle répond dans un rire : « J’espère surtout qu’il soit lu… et que cela éveille les consciences de personnes qui n’ont pas forcément une connaissance ou un intérêt pour ces sujets. Qu’ils s’emparent de cette question et qu’ils se disent que les femmes ont le droit d’être ailleurs que nues sur une méridienne. Et puis j’ai rencontré des jeunes étudiantes qui ont changé leur sujet de mémoire après m’avoir suivie, qui souhaitent parler de matrimoine et revaloriser le travail des femmes dans l’histoire de l’art. C’est exactement ce dont on a besoin par la suite. » [scald=29771962:sdl_editor_representation]

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