Réorganisation des Editions Jourdan: tension sur les créances de 800 auteurs

Lorsqu’un éditeur fait la culbute, ses auteurs ne sont-ils rien d’autre que des créanciers très ordinaires ? En une douloureuse piqûre de rappel, c’est ce que confirme l’actualité judiciaire. Rétroactes. Fin juillet 2022, l’une des maisons d’édition de taille modeste de Belgique francophone, les Editions Jourdan, de Waterloo, était placée sous protection judiciaire face à ses créanciers. Comme le souhaitait l’éditeur, les dettes sont alors gelées, soumises à « sursis », et s’ouvre pour six mois la première phase d’une procédure dite de « réorganisation judiciaire » censée venir à son terme ce 23 janvier. Ce jour-là devrait être celui du couperet : soit la relance de manière consensuelle, soit le dépôt de bilan. [scald=29789196:sdl_editor_representation] La société Jourdan Le Clercq SRL (JLC) est effectivement en grande difficulté, les comptes publiés à la Banque nationale de Belgique en témoignent : un rendement négatif de l’actif sur les deux dernières années, un manque de liquidité persistant sont les deux marqueurs croisés d’une entreprise à l’agonie. La société n’est plus rentable depuis 2017, ses pertes se sont creusées à partir de 2019 au point que les capitaux propres ont été mangés pour se situer (au dernier bilan publié, soit fin 2020) à bien moins que 30.000 euros, ce qui n’est pas lourd. Un trou de 935.000 euros Bien avant la fin du sursis accordé au débiteur, soit ce 19 décembre, les avocats de la société devaient fournir à leurs créanciers – du moins ceux qui sont alors reconnus comme tels – un plan concret de réorganisation : liste et typologie des créanciers, évaluation fine du passif total, plan d’abattement proposé, modalité suggérée de règlement du solde. [scald=29789197:sdl_editor_representation] Le plan déposé en décembre n’était guère rassurant. Alors que les réserves et capitaux propres sont réduits à presque rien, le total du passif est supérieur à 935.000 euros, dont une créance d’un peu plus de 360.000 euros à la Banque Belfius. La banque n’a pas trop à s’en faire puisque sa créance est garantie par diverses hypothèques et mises en gage immobilières et commerciales. Les créanciers ordinaires se voient dès lors proposer d’abandonner 80 % de leurs créances et accepter que les 20 % restant leur soient remboursés à partir de la fin de l’hiver 2024, en 48 mensualités. Bref, ils seraient très partiellement payés dans cinq ans, la proposition légale minimum. Rappelons que ce n’est aucunement une garantie de paiement effectif : à terme de cinq ans précisément, 70 % des sociétés en réorganisation judiciaire sont malgré tout mises en faillite. Parmi les créanciers, divers imprimeurs de France, Turquie ou Pologne, mais surtout un imprimeur liégeois, pour un montant global de près de 120.000 euros. [scald=29789198:sdl_editor_representation] Alors, stop ou encore ? Un vote devait alors avoir lieu lundi matin au tribunal de l’entreprise du Brabant wallon afin de valider le plan et lancer son application concrète. Ce ne fut pas le cas. Parmi les nombreux créanciers ordinaires repris au plan de réorganisation ne figuraient que deux auteurs, pour un montant total de 906,17 euros ! Ceci, alors que des centaines d’auteurs ont été publiés sous bannière de cette maison d’édition (Editions Jourdan) ou de l’une des ses marques commerciales (La Boîte à Pandore, BelgoBelge, Pixl, et on pourrait y ajouter Les Editions de l’Arbre). Au moins l’une des autrices qui s’estimait flouée et n’avait pas été acceptée au titre de créancière, Patricia Lefranc (elle a publié Vitriolée en 2015 aux Editions Pixl) s’est présentée ce lundi à l’audience, de même qu’un avocat spécialiste des droits d’auteur, Me Alexis Ewbank, représentant une demi-douzaine d’auteurs prétendant être créanciers, mais que l’avocat de la société d’édition et le juge-délégué avaient décidé de ne pas retenir. L’avocat d’auteurs Me Ewbank avait par ailleurs obtenu in extremis mandat de la Scam (Société civile des auteurs multimédia, principale société de gestion collective des droits d’auteur de l’écrit), afin de représenter si nécessaire tous les auteurs affiliés à la Scam. [scald=29789200:sdl_editor_representation] Quel sort réserver aux auteurs ? Comment expliquer la quasi-absence d’auteurs dans le relevé des créances d’un éditeur ? La confidentialité de cette procédure judiciaire, valablement signalée par un entrefilet dans le Moniteur belge du 8 août 2022, est une première explication. C’est incidemment que la Scam a appris l’existence de cette réorganisation judiciaire et a alerté les auteurs, assez nombreux, qui avaient déclaré une œuvre chez Jourdan ou l’une de ses marques, ainsi que tous ceux qui avaient sollicité la Scam dans le cadre d’une tension avec l’éditeur. La maison d’édition n’a donc pas jugé utile de prévenir ses auteurs – autrement que par le journal officiel – de la procédure en cours. Précisons que, dans le cadre d’une réorganisation judiciaire, les auteurs ne sont pas des créanciers privilégiés, un point qui est rappelé par Me Gérard Leplat, avocat de JLC SRL. Ils ne sont privilégiés (et de manière très accessoire) qu’en cas de faillite. [scald=29789199:sdl_editor_representation] Par ailleurs, pour être reconnu comme créancier, il faut s’inscrire sur une plate-forme en ligne du SPF Justice, RegSol, et y faire valoir, pièces à l’appui, ses créances. Problème : certains auteurs, publiés par Jourdan ou l’un de ses labels commerciaux, affirment ne jamais avoir reçu le moindre versement de droits d’auteur, et encore moins de décompte justificatif annuel. Le spécialiste du Moyen-Orient Sébastien Boussois, auteur de France Belgique. La diagonale terroriste (Editions La boîte à Pandore, 2016) dit au Soir : « Je n’ai jamais reçu de relevé de droits d’auteur et je n’ai jamais touché un balle sur les ventes de ce livre. » Il est aujourd’hui l’un des auteurs représentés devant le tribunal par Me Ewbank. L’éditeur conteste cette version. Il confirme cependant que, dans son entreprise, les envois de relevés annuels demandent une approbation des comptes par l’auteur. Si l’envoi des relevés est contesté par certains auteurs, il en va de même pour leur exactitude. Sans vouloir trancher dans ce dossier, on rappellera qu’une consœur de la RTBF, Catherine Lorsignol, co-autrice de Au cœur de Daesh avec mon fils (La Boîte à Pandore, 2016) a obtenu début 2019 une expertise judiciaire qui tente de réconcilier les relevés de vente de JLC SRL avec ceux des distributeurs. Sans être abyssaux, des écarts ont été confirmés par l’expertise indépendante, de même que la soustraction inappropriée d’exemplaires qui auraient dus être soumis à droits d’auteur. L’autrice Patricia Lefranc, présente lors de l’audience de lundi, évoque une situation similaire : la créance documentaire qui pourrait être retenue en sa faveur serait de l’ordre d’un peu plus d’une centaine d’euros ; la dette réelle, selon elle, serait supérieure à 3.000 euros. Trois mois pour intégrer les auteurs Après quatre heures de débat, il n’y a pas eu de vote des créanciers ce lundi matin en faveur du plan de réorganisation judiciaire. L’avocat de JLC, Me Leplat, a confirmé au Soir une prorogation de trois mois et une nouvelle tentative de vote à cette échéance. En pratique, cela signifie que les auteurs qui s’estimeraient lésés, même s’ils pensent disposer de peu de pièces immédiatement probantes, ont quelques semaines pour se manifester via le site RegSol ou tout autre moyen recevable. En parallèle, l’éditeur et administrateur de la société débitrice, Alain « Jourdan » Leclercq, annonce ce jeudi au Soir que la prochaine proposition de plan inclura la totalité des auteurs publiés (ils sont 800, affirme-t-il), et qu’il « compte proposer » au tribunal de les traiter comme une catégorie particulière de créanciers en ne leur demandant aucun abattement sur droits d’auteur : leurs créances seraient elles aussi postposées sur cinq ans, mais seraient remboursées à 100 %, dans leur intégralité. [scald=29785908:sdl_editor_representation] On jugera sur pièce. Mais deux éléments concrets laissent à penser qu’il s’agit de la seule solution raisonnable. D’une part, l’omission de créanciers, si elle est volontaire, est une infraction pénale. L’éditeur plaide la bonne foi. En outre, les centaines d’auteurs-créanciers potentiels représentent souvent, à titre individuel, des sommes négligeables. Ensuite, quelles sont les chances de redressement d’un éditeur que les auteurs auraient déserté ? L’éditeur l’affirme : il a déjà trouvé un nouveau distributeur sur la France. Qui voudrait casser la machine ?

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