Joshua Rubenstein: «Staline mort, l’URSS passe du cannibalisme au végétarisme»

Le 5 mars 1953 mourait Iossif Vissarionovitch Djougachvili, dit Staline. De la fin des années 1920 à son décès, il a fait de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) une dictature personnelle absolue basée sur la terreur. Les historiens lui attribuent entre 3 et 20 millions de morts, ce chiffre englobant les adversaires politiques éliminés, les victimes de la collectivisation des campagnes ou encore des grandes purges de 1937. Et pourtant, « de son vivant, Staline passait pour un modéré à l’Ouest », constate Joshua Rubenstein, l’auteur des Derniers Jours de Staline (Editions Perrin). Votre livre s’attache en préambule à tracer le portrait du dictateur à l’agonie. Bien que fortement entouré, Staline va mourir seul. Pour une raison : ceux qui auraient pu éventuellement le sauver ont eu trop peur d’y laisser la vie. Il y a quelque chose de mythologique dans cette fin… Ce fut un défi pour moi de décrire ce qui s’est passé après que Staline s’est effondré dans sa datcha. Les gardes ne pouvaient entrer dans ses appartements privés sans son autorisation expresse. Personne n’a réellement su pourquoi et comment il est tombé inconscient, puisque le dictateur n’a été découvert que de longues heures après. Nous ne savons pas davantage combien de temps il est resté au sol, seul dans son urine, sans pouvoir ni bouger ni parler. Auparavant, à la faveur de qui est resté comme le Complot des blouses blanches, Staline avait lancé une purge à l’encontre de médecins, presque tous juifs, qu’il tenait pour responsables d’assassinats politiques. Paradoxalement, à sa mort, il a fallu en faire sortir certains de prison pour certifier que le dictateur n’avait pas été assassiné. Il était très important pour les nouveaux dirigeants de pouvoir garantir que Staline était décédé de mort naturelle. Et cela en certifiant que les médecins n’étaient pas juifs. Car ils étaient suspects. C’est le Comité central qui était en charge de son traitement. Un des épisodes antisémites les plus sombres de la fin de l’ère Staline eut lieu à l’occasion du procès Slansky organisé à Prague. Onze des quatorze accusés étaient juifs et accusés d’un « complot titiste ». L’affaire va avoir un large écho en Israël et pourtant Ben Gourion n’osera pas rompre avec Moscou. C’est naturel. Il faut se rappeler qu’Israël était à l’époque un nouvel Etat, sans réelle puissance, et que de nombreux juifs vivaient encore en Europe de l’Est, dans les pays satellites de l’URSS et en URSS même. Pour Ben Gourion, il était important de disposer d’ambassades à Moscou, Prague et Bucarest, afin de rester en contact avec les juifs qui avaient survécu aux horreurs du nazisme. Rien qu’en URSS, deux millions d’entre eux étaient morts du fait de l’envahisseur allemand. On peut bien sûr critiquer le silence de Ben Gourion. Mais Israël ne pouvait se permettre de choisir un côté au détriment de l’autre dans la Guerre froide. Sous Khrouchtchev, qui a succédé à Staline, les juifs continueront à avoir des problèmes, mais la terreur cessera. Staline mort, l’URSS ne s’effondre pas. Vous écrivez qu’elle ne s’était pas « seulement transformée en dictature sans dictateur, mais en dictature sans ce dictateur en particulier ». La mort de Staline, qui survient après 25 ans de terreur, n’a pas conduit à une insurrection généralisée. Les camps, les prisons, le Kremlin n’ont pas été mis à sac. La population n’a pas saccagé la Bastille soviétique. Pourquoi ? Parce que durant les funérailles et les discours des Malenkov, Molotov et autre Beria, la population a été rassurée quant au respect de ses droits, à l’amélioration de son niveau de vie, etc. Très vite, l’accent a été mis par les nouveaux dirigeants sur le fait que l’atmosphère et la vie seraient meilleures après Staline. Il y avait beaucoup de peur dans le pays. Reste qu’en dépit des purges et des atrocités, Staline était apprécié par une partie de la population. Aujourd’hui, dans la Russie de Poutine, beaucoup de respect entoure la personnalité de Staline. Lorsque les Russes évoquent la Seconde Guerre mondiale, ils ne parlent pas du Pacte de non-agression germano-soviétique de 1939 qui va permettre à l’armée allemande d’entrer en Pologne sans coup férir, déclenchant ainsi la Seconde Guerre mondiale. Il est interdit d’en discuter. Vous décrivez dans votre ouvrage les efforts déployés par les successeurs potentiels de Staline pour apaiser la situation, notamment en Europe de l’Est. Il y a eu là un momentum qui aurait pu changer le cours de la Guerre froide et que les Etats-Unis n’ont pas saisi. Pourquoi ? Je ne veux pas être trop optimiste ou trop naïf, mais je crois qu’il y avait effectivement une opportunité pour des négociations de paix. Les Américains n’ont pas compris ce qu’il se passait après la mort de Staline. Pour Eisenhower, le secrétaire d’Etat John Foster Dulles et d’autres à Washington, il était évident que la situation après la disparition du Soviétique serait bien pire. Ils voyaient Staline comme un modéré dans le Politburo, l’organe suprême du Comité central du parti communiste. Ils pensaient que ce serait plus difficile de parler avec Malenkov, Beria ou Khrouchtchev. Ce fut le contraire. Khrouchtchev a continué à mener la politique de Staline, mais sans terreur. On a dit que la situation avait changé, passant des années de cannibalisme au végétarisme. Le Mur de Berlin est tombé en 1989, signant rapidement la fin de l’URSS. C’était sous Gorbatchev, après des années de réformes qui avaient pour ambition d’assouplir le régime. A contrario, faut-il trouver dans la terreur la principale raison du maintien en place du système dictatorial stalinien ? Sans répression, sans arrestations de dissidents (en Lituanie, en Ukraine, etc.) et sans une politique de répression, l’URSS ne pouvait pas continuer d’exister. Quand Gorbatchev a aboli les arrestations et la censure, quand il a donné à la population la possibilité de connaître les conditions de vie en Europe de l’ouest, aux Etats-Unis ou au Japon, la rue a immédiatement réalisé que le régime était basé sur le mensonge. Gorbatchev a donné à la population le droit de connaître la réalité. 70 ans après la mort de Staline, il est tentant de faire un comparatif entre Poutine et Staline. Parce que Poutine a réhabilité le dictateur, parce qu’il mène prétendument une guerre « contre le fascisme » en Ukraine. Mais aussi parce que des membres de son entourage ont été éliminés « façon Staline ». Poutine n’est pas Staline, mais y a-t-il un héritage ? Il est naturel de faire une comparaison entre Staline et Poutine. Mais je ne suis pas très à l’aise avec cela. Premièrement, les frontières de la Russie restent ouvertes. 100.000 jeunes Russes ont quitté le pays pour échapper à la guerre en Ukraine. Deuxièmement, tous les lieux dédiés aux religions traditionnelles sont ouverts. Les gens sont libres en Russie aujourd’hui. C’est pourquoi on ne peut la comparer à l’URSS de Staline. C’est vrai que Poutine a arrêté et tué des opposants dans le pays et en Europe comme Staline l’a fait autrefois, avec toutefois un niveau bien supérieur dans l’ampleur des représailles. On peut en revanche faire une comparaison avec Pinochet au Chili. S’il est naturel de comparer Staline et Poutine, il est plus pertinent de comparer la dictature soviétique avec d’autres dictatures militaires. La guerre en Ukraine est une autre affaire. L’Ukraine et les autres républiques soviétiques sont devenues indépendantes après la chute de l’ex-URSS. Pour Poutine, la Russie avec l’Ukraine, c’est un empire. Sans l’Ukraine, c’est un pays. Poutine ne peut accepter d’être un statut plus bas, plus modeste, que l’empire de Staline. [scald=29799140:sdl_editor_representation]

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