L’Autriche, havre de paix pour les milliardaires russes: «Nous condamnons la guerre en Ukraine, mais…»

Rohr im Gebirge, petit village autrichien aux pieds des Alpes, à une heure et demie de Vienne : 500 habitants, de jolies maisons, une auberge, une église du XIXe siècle surplombée d’un blanc clocher, le tout au milieu d’un paysage montagneux de carte postale. Après l’auberge, il faut tourner à droite, passer quelques fermes isolées dans les collines et, au bout d’une dizaine de minutes à suivre une route en lacets, on arrive à un portail en fer forgé orné de deux lettres dorées : R et S. Derrière celui-ci, des pelouses bien tondues et des allées de gravier blanc. On sonne à l’interphone, mais personne ne répond. Rashid Sardarov, le pétromilliardaire russe, vient ici depuis une quinzaine d’années pour y chasser le sanglier et le cerf. La société de maisons d’hôte Gut Brunntal a construit sur son domaine de 600 hectares une villa avec piscine couverte, deux gîtes et un étang alimenté par un ruisseau de montagne dans lequel on peut pêcher des truites arc-en-ciel. [scald=29798635:sdl_editor_representation] « Je ne l’ai vu qu’une fois », se souvient une habitante de la vallée. « Il faisait du vélo avec trois gardes du corps derrière lui. Un petit gros. C’était comique. » « De temps en temps », confie une serveuse de l’auberge François-Joseph, « on entend un bruit de pales d’hélicoptères. Ça veut dire qu’il est chez lui, sur la colline. » « Au début, les gens n’étaient pas contents », jette un homme âgé par-dessus sa bière. « Certains se sont plaints à la mairie en disant que le Russe avait clôturé sa propriété et y avait amené des animaux exotiques pour les chasser. Mais il faut reconnaître qu’il soutient la commune. Il a contribué à acheter un nouveau camion de pompiers, a fait restaurer la petite chapelle et a aussi donné de l’argent pour la rénovation de la piscine. Ce qu’il pense de la guerre en Ukraine ? Ça, je n’en sais rien. Il ne descend jamais jusqu’à nous. » Le rhinocéros noir Rashid Selimovitch Sardarov est né au Daghestan. Il est géophysicien de formation et a travaillé quelques années à l’institut national de Bakou. Il a fait fortune après la chute de l’URSS, quand les entreprises du secteur pétrolier ont été privatisées. Aujourd’hui, il est à la tête de la South Ural Industrial Company, une holding qui extrait et commercialise du pétrole et du gaz, ainsi que du Comisar Energy Group, une société enregistrée à Chypre. En 2016, son nom est apparu dans la presse à l’occasion de l’affaire des Panama Papers. Les journalistes d’investigation ont révélé que Sardarov avait eu recours aux services du cabinet d’avocats panaméen Mossack Fonseca, qui aidait ses clients à ne pas payer d’impôts en créant des sociétés dans des paradis fiscaux. Sa fortune est – officieusement – évaluée à 4 milliards de dollars (3,7 milliards d’euros). En plus de sa propriété autrichienne, il possède un ranch de 28 hectares en Namibie, dans lequel vivent des guépards, des éléphants et des girafes, et où ses invités peuvent faire étape dans une villa 5 étoiles avec piscine. Il y a quelques années de cela, la presse locale avait rapporté que Sardarov avait abattu un rhinocéros noir ; il avait payé 1.500 dollars (1.385 euros) pour obtenir une autorisation de chasser cette espèce protégée. En 2016, des photos du mariage de sa fille Viktoria ont tourné sur un portail people. On y voyait les convives tout de noir habillés – car, à ce qu’il paraît, le thème de la soirée était le bal de Satan du roman de Boulgakov Le Maître et Marguerite – festoyer dans le palais néorenaissance Zofin de Prague. Robbie Williams jouait le rôle de maître de cérémonie, et le tout a coûté 10 millions de dollars (9,25 millions d’euros). Une autre fois, son cadeau pour l’anniversaire de sa femme a été d’y inviter Elton John (1,5 million de dollars). « Qu’est-ce qu’il chasse donc ? » Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la ligne de front courait sur les collines qui surplombent le village. Une croix de bois portant une plaque financée par le cercle des vétérans local y est dressée à la mémoire des soldats de la Wehrmacht qui sont morts ici dans les affrontements avec l’Armée rouge. A quelques kilomètres seulement de la propriété du Russe. [scald=29801206:sdl_editor_representation] Mais, selon les villageois, ce n’est pas ce passé historique qui posait problème, mais la clôture. Quand Sardarov l’a dressée tout autour de son terrain, il s’est trouvé de mauvais esprits pour dire que c’était le retour du rideau de fer. « Il y a des touristes qui se promènent dans les montagnes, ici. Les animaux ont leurs voies de passage ! », s’étonne l’habitante de la vallée qui a vu Sardarov à vélo. « Il paraît qu’il a expliqué que c’était pour que ses animaux ne s’échappent pas. Mais qu’est-ce qu’il chasse donc ? Les gens se sont moqués en disant qu’il s’était aménagé un zoo. » Ces animaux aussi ont posé problème, car Sardarov a fait venir des tahrs de l’Himalaya, des caprins originaires des régions montagneuses de l’Asie. « Ça lui a occasionné des soucis avec les autorités », se rappelle Josef Kleinrath, un journaliste autrichien. Il n’a rencontré Sardarov qu’une fois, en 2008. Par l’entremise d’une famille qui travaillait sur son domaine et avec laquelle il avait sympathisé, il a réussi à convaincre l’oligarque de lui accorder une interview. « J’ai eu l’impression de prendre part à une mise en scène soigneusement orchestrée », se rappelle-t-il. « Sardarov, qui est de petite taille, était assis sur une chaise sculptée posée sur un socle, un peu comme un souverain féodal sur son trône. Il était détendu, plaisantait. Mais le cadre de notre conversation avait été préalablement défini. La traductrice m’avait prévenu que je ne pouvais pas poser de questions sur ses affaires, sur la manière dont il s’était enrichi. Le thème devait être sa vie en Autriche. » L’oligarque a vanté la cuisine locale et l’ordre autrichien. Il s’est dit enchanté par le paysage. C’était la vue que l’on a depuis le col sur le sommet rocheux du Schneeberg, culminant à 2.000 mètres, qui l’avait décidé à choisir cet endroit pour y installer l’une de ses résidences. Ainsi que la culture locale de la chasse, qui, selon lui, n’avait pas d’égal en Europe. En ce qui concerne les conflits avec les autorités locales, il a assuré détenir toutes les autorisations requises pour ses activités. Il avait résolu le problème des clôtures en y faisant installer des échelles grâce auxquelles il est possible de passer de l’autre côté. Il avait renoncé aux tahrs de l’Himalaya (« Ils ont été anéantis jusqu’au dernier », m’a confié le gestionnaire du domaine) et créé une fondation ayant pour but d’aider au développement de la région. Un drapeau sur la piscine « C’est grâce à ses investissements qu’il ne s’est pas heurté à trop d’hostilité de la part des habitants », estime Kleinrath. En quinze ans, Sardarov a offert à la commune 2.100 euros pour un camion de pompiers neuf de 30.000 euros et un chapiteau pour le festival de théâtre annuel (40.000 euros), il a financé l’extension de l’école maternelle et de la salle de gymnastique, ainsi que la rénovation de la chapelle et, en partie, la modernisation de la piscine municipale, dont le bâtiment avait été construit au XIXe siècle (en partie seulement, car les matériaux de construction ont été fournis par le producteur local de béton, et le carrelage a été posé par les habitants eux-mêmes, dans le cadre d’un chantier collectif). En tout, il aurait dépensé près d’un million d’euros pour soutenir la région. Michael Kreuzer est le maire de la commune depuis 2015. Sans étiquette, le cinquantenaire a été élu il y a deux ans pour son second mandat. Les habitants disent de lui qu’il est entièrement dédié au bien commun. Lorsqu’il a pris ses fonctions, il y avait déjà sept ans que Sardarov régnait sur sa colline. « Notre coopération », explique le maire, « se passe comme ceci : quand la commune prévoit de réaliser un projet, nous envoyons un courrier à son secrétaire pour lui demander s’il veut le soutenir. La plupart du temps, il donne de l’argent sans problème. La dernière fois, quelques milliers d’euros pour un kiosque qui vend des glaces devant la piscine. » Quand la guerre a éclaté en Ukraine et que l’Union européenne a adopté son premier train de sanctions contre la Russie, le téléphone de la mairie a sonné. « Qu’est-ce que ça fait d’être un maire sous la coupe d’un oligarque ? », a demandé un journaliste espiègle. Un autre a amené un drapeau ukrainien. On a pu le voir à la télévision le déployer sur la pelouse devant la piscine rénovée avec de l’argent russe. Le maire a expliqué au journaliste qu’aucune démarche n’avait pour l’instant été engagée à l’encontre de Sardarov. Pourquoi ? Parce qu’il ne figure pas sur la liste des personnes visées par les sanctions européennes. [scald=29801207:sdl_editor_representation] Et c’est vrai, même si c’est ce que demandent les activistes ukrainiens. Dans une pétition publiée sur internet, ils déclarent que l’activité des sociétés gérées par Sardarov « relève d’un secteur stratégique pour le gouvernement russe et alimentent le budget de la Fédération de Russie responsable de la guerre en Ukraine ». En 2021, South Ural Industrial Company a versé 14,3 millions de roubles (193.125 euros) d’impôts dans les caisses de l’Etat russe. « Ici, il y a toujours eu un fossé » Rashid Sardarov ne figure donc pas sur la liste des personnes touchées par les sanctions européennes ; il est toujours possible de louer sa propriété montagnarde pour des mariages ou des événements d’entreprise. Sur le site de Gut Brunntal, on trouve une publicité montrant un couple au bord du lac avec le slogan : « La rencontre du luxe et de la nature ». Nicholas Schreier gère avec son frère les biens de l’oligarque. Il promet de nous rappeler dès qu’il aura un instant, mais ne le fait pas. Il ne répond pas non plus à nos mails. « C’est une situation compliquée pour lui », m’explique un habitant de la commune qui préfère garder l’anonymat. « Non seulement, Sardarov emploie la moitié de sa famille, mais il a aussi donné du travail à beaucoup de monde dans le coin. Il a acheté du bois à la scierie, du fourrage aux agriculteurs, de la viande au boucher. Il y a des dizaines de personnes qui n’aimeraient pas qu’il soit chassé d’ici. » [scald=29801176:sdl_editor_representation] Les habitants auxquels nous posons des questions sur Sardarov ne sont guère loquaces. Lors d’un banquet organisé par les écologistes locaux, personne n’a prononcé son nom. A l’auberge, on nous dit qu’il n’a pas pointé son nez sur la colline depuis des lustres. Apparemment, il préfère passer du temps dans sa ferme en Afrique : moins de formalités pour les étrangers, plus de soleil. Une retraitée venue randonner dans la région estime qu’il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier : « Un Russe aussi peut être quelqu’un de bien. » Un cycliste : « Ici, il y a toujours eu un fossé : en bas, le village, où les gens travaillent dur, et tout autour, de riches villas. Les gens ne savent même pas qui y vit ni comment, car la plupart des maisons gardent portes et fenêtres closes toute l’année. » « Dites-vous bien une chose », intervient un ami à lui : « Ici, nous condamnons tous la guerre de Poutine. » Un quadragénaire qui vient d’arriver : « On se focalise sur un oligarque, mais regardez nos élites. Combien d’hommes d’affaires autrichiens ont fait des affaires avec Poutine ? Combien de politiciens lui ont serré la main pour avoir une place à l’ombre dans une société russe quand ils seront à la retraite ? Et maintenant, ils font tous mine de découvrir que c’est un monstre. »

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