«Enjeux»: L’histoire ne fait que commencer

Il y a trente ans, l’intellectuel néoconservateur américain Francis Fukuyama publiait La fin de l’Histoire, qui allait devenir un des essais politiques les plus commentés du XXe siècle finissant. Trois ans plus tôt, le Mur de Berlin était tombé, annonçant l’implosion de l’Union soviétique. En 1990, le dictateur chilien Augusto Pinochet avait quitté, bougon, le Palais de La Moneda. La démocratie libérale était devenue l’horizon indépassable de l’Humanité. Condorcet avait vaincu Robespierre. Vraiment ? Deux ans plus tard, de Sarajevo à Kigali, le monde était brutalement rappelé aux principes de réalité et d’inhumanité. Et, depuis, comme l’avait prédit Samuel Huntington, qui contestait le « finisme » de Fukuyama, l’état du monde n’a fait généralement que se dégrader. La violence des vandales bolsonaristes sur la place des Trois Pouvoirs à Brasília est venue s’ajouter à l’invasion du Capitole, deux ans plus tôt, à Washington pour une nouvelle fois ternir le rêve d’une société éclairée et apaisée. Dans ces deux pays pivots du continent américain, les émeutiers ont saccagé la démocratie. Ils ont coché pratiquement toutes les cases d’une feuille de route de la subversion, qui rappelle le fameux essai de Curzio Malaparte, Technique du coup d’Etat, paru en 1931, quelques années après le coup de force bolchevique et la marche sur Rome de Mussolini, au moment de l’inexorable montée d’Adolf Hitler. Une même chorégraphie Les parallèles entre Brasilia et Washington sont frappants, comme si leurs acteurs s’inspiraient du même manuel, de la même chorégraphie, du même Grand Mensonge. « Ils nous ont volé la victoire ! », clament-ils à l’unisson, alors que certains de leurs élus et fonctionnaires sont parmi les praticiens les plus consommés de l’alchimie électorale. Aux Etats-Unis, ces dernières années, de nombreuses enquêtes, comme celles du journaliste Ari Berman, auteur de Donnez-nous un bulletin : la lutte moderne pour le droit de vote, ou du Brennan Center for Justice de l’Université de New York, ont démontré les manœuvres du Parti républicain pour limiter l’accès des « classes dangereuses », pro-Démocrates, aux urnes. Au Brésil, le 30 octobre, jour du scrutin, la police fédérale et l’armée ont organisé des barrages filtrants, plus de 500 selon la Folha de S. Paulo, dans des régions généralement favorables à Lula, afin de retarder la venue des électeurs dans les bureaux de votes. Dès le début de la campagne, Donald Trump et Jair Bolsonaro avaient d’ailleurs annoncé que leur défaite ne pourrait être que le résultat d’une fraude massive, jetant ainsi un voile de suspicion sur l’ensemble du processus électoral.[scald=29807321:sdl_editor_representation] Non contents de rejeter la règle arithmétique la plus élémentaire de la démocratie, son pont aux ânes, les sans-culottes de Brasilia et Washington s’en sont pris à l’ensemble des institutions qui forment le socle de la démocratie libérale. Plutôt que d’activer les recours que leur offre l’Etat de droit, conscients sans doute qu’ils ne pourraient pas regagner à la barre ce qu’ils avaient perdu dans les urnes, ils ont choisi, comme dans la chanson de Lou Reed, de « take a walk on the wild side ». « SAisation » La violence physique en était l’inévitable corollaire. « Si Lula avait été à l’intérieur, ils l’auraient égorgé », confiait une de ses partisanes à l’envoyée spéciale du Soir, Anne Vigna. Une phrase qui rappelle les menaces proférées contre le vice-Président républicain Mike Pence et Nancy Pelosi, présidente démocrate de la Chambre des représentants, en janvier 2021 à Washington. Les deux pays se sont ainsi retrouvés face à un phénomène que les plus pessimistes qualifient de « SAisation » de la foule, en référence aux sections d’assaut créées en 1921 par le Parti nazi pour intimider ses adversaires, en référence aussi à ces « hommes ordinaires », décrits par Christopher Browning, qui, en 1942, placés dans des situations extraordinaires, la guerre et la répression, basculèrent dans l’ignominie.[scald=29807323:sdl_editor_representation] Au Brésil comme aux Etats-Unis, le confusionnisme et la post-vérité font partie du scénario. Comme le disait l’ex-conseiller de Trump, Steve Bannon, il faut « inonder la zone de m… ». Les yeux rivés sur des médias sociaux débridés et engorgés par les théories du complot, bolsonaristes et trumpistes évoluent depuis des années dans l’univers des « réalités alternatives » et de sa novlangue. Où la subversion se réclame de l’Ordre et la sédition du patriotisme. Où toutes les valeurs s’inversent, comme dans ces Eglises chrétiennes ultra-conservatrices, qui invoquent la « lumière du Christ » pour prêcher l’obscurantisme. Où résonne de nouveau ce « mort à l’intelligence » éructé par les nervis franquistes face au recteur de l’Université de Salamanque, l’illustre Miguel de Unamuno, en 1936, au début de la guerre civile. Des ingénieurs du chaos L’arsenalisation de la nostalgie est au cœur de cette stratégie et il s’agit bien, comme le notait Anne Applebaum en 2020 dans Twilight of Democracy à propos des nationaux-populistes, d’une « nostalgie restaurative ». Les bannières de la Confédération sudiste qui ondoient au-dessus des manifestants américains renvoient aux anciens Etats ségrégationnistes et au suprémacisme blanc. Les œillades des meneurs bolsonaristes en direction des casernes rappellent la dictature militaire (1964-1985) dont ils connaissent parfaitement les brutalités et la vénalité. Si ces ingénieurs du chaos prétendent « rendre sa grandeur » à leur pays, ils rêvent surtout de revenir au « désordre établi », à cette époque où personne ne contestait leur droit de cuissage sur la société. Plus encore que les symboles et les rituels de la démocratie, ce sont ses valeurs les plus essentielles de justice et de liberté, de diversité et d’unité, de débat et de conciliation qui sont directement visées par les « furieux » de Brasilia et Washington.[scald=29807322:sdl_editor_representation] Certains se rassureront en soulignant l’échec des conjurés. Jusqu’ici, ces émeutes n’ont été que des « coups d’Etat dans l’eau », pour reprendre l’expression d’Arthur Chevallier dans Le Point. Mais le boulet est passé si près, les ressentiments sont si profonds, les divisions si béantes, qu’il faudra bien plus que quelques procès exemplaires, quelques mesures symboliques, pour ramener dans les rangs de la démocratie ceux qui se sont laissé emporter. L’histoire ne fait que commencer.

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