Philippe Claudel: «Qu’est-ce que la vérité aujourd’hui?»

Crépuscule, Philippe Claudel, Stock, 352 p., 23 €, ebook 15,99 € On est aux frontières d’un empire fatigué, peut-être l’empire austro-hongrois, à une époque qui pourrait être le début de notre XIXe siècle. Au matin, le Curé est découvert dans une ruelle, le crâne fracassé. Ce crime va bouleverser la vie du village. Celle du Policier et de son Adjoint, qui vont mener l’enquête. Celle de Lémia, la jeune fille qui a découvert le corps. Le Policier, Nourio, est un être orgueilleux et fat, mû par ses passions sexuelles et ses ambitions. L’Adjoint, Baraj, est un géant, mal dégrossi, souvent pris pour un simplet. L’enquête n’avance pas. Mais tous les regards de la ville se tournent vers la minorité musulmane. Et ces regards sont malveillants, haineux. Ce serait si simple qu’elle soit coupable. On s’en débarrasserait ainsi et la population du village, et donc celle de l’Empire, retrouverait sa pureté. C’est un roman policier, certes, mais on comprend vite que les vraies questions sont ailleurs que dans la recherche du coupable. Ce sont en effet des questions bien actuelles que traite Philippe Claudel dans ce roman qui se développe comme un conte, avec des personnages marqués par leur statut, avec une majuscule, parce qu’il y a aussi le Maire, le Receveur, le Médecin, le Vicaire… Un roman grandiose et profond, écrit d’une écriture âpre et belle, poétique et violente, qui pose un regard lucide mais inquiet sur le monde d’aujourd’hui. Comme dans Le Rapport de Brodeck, vous ne situez pas exactement l’action. Vous aimez laisser du mystère ? Oui, et ça participe de la construction romanesque. Un de mes grands plaisirs quand j’écris un livre, c’est de construire un monde. En tout cas de donner cette illusion qu’on est dans une géographie, un temps, une histoire qui ressemblent peut-être aux nôtres, mais qui, en même temps, n’existent que là. Que les événements et les décors ne sont pas forcément à prendre au pied de la lettre : ils peuvent être des décalques et servir de miroir à notre aujourd’hui. Les âmes grises s’intitulait ainsi parce que, justement, les personnages y sont à la fois blancs et noirs. Dans Crépuscule, le noir domine de loin. Vous êtes devenu plus pessimiste ? C’est un roman qui va du crépuscule du soir où la nuit s’avance et où les ténèbres gagnent, au crépuscule du matin, quand la nuit disparaît et le jour advient. Et le matin, deux figures se détachent, et ce sont des figures de pureté, Baraj et Lémia. Pour le reste, c’est vrai, les figures à l’action sont plutôt des forces de torsion, de lâcheté. Des êtres qui sont dans une réécriture des faits, dans une distorsion des vérités. Qui conduisent les événements dans un but, celui d’un Empire qui voudrait se débarrasser de certaines communautés qui sont censées l’encombrer. C’est donc une machination ? Comme je le vois aujourd’hui : un certain nombre d’idéologues ou d’hommes politiques ne cessent de souffler sur des braises et de vouloir faire en sorte que des communautés s’affrontent, et notamment des communautés religieuses. Depuis dix ou quinze ans, ces fantasmes ou ces peurs de grand remplacement, de choc des civilisations, de choc des cultures. Rien n’est fait pour, au contraire, nous dire : vivons ensemble. On a plutôt l’impression aujourd’hui que ce sont des êtres nocifs qui prennent le devant de la scène et qui font en sorte que ça se passe mal. Votre roman baigne dans une ambiance étrange, fantastique, inquiète. Je perçois nos contemporains comme des êtres de plus en plus inquiets. Parce qu’on ne cesse de les inquiéter aussi, par rapport à la façon de vivre ensemble mais aussi sur le problème climatique, les problèmes économiques, maintenant, le surgissement de la guerre dans une Europe qu’on pensait absolument apaisée. Et cette inquiétude prend comme un ciment. Le roman résonne de tout un tas d’interrogations sur ce qu’est la vérité aujourd’hui, dans un monde où on ne cesse de nous dire qu’existent des vérités alternatives, où sans cesse des hommes comme Trump ou Poutine réécrivent l’histoire. Votre Empire a le fantasme de la pureté. Il a la volonté d’éradiquer ce qui n’est pas dans le corps social et ça rejoint des préoccupations qui me tourmentent depuis plusieurs années, où je vois notre vieille Europe dans le fantasme d’une sorte d’intégrité, de fermeture de frontières, de refus d’accueillir celui qui vient d’ailleurs, qui est différent, sous prétexte que si on l’accueille, il va y avoir une contamination terrible, un grand remplacement et la fin de notre civilisation. La littérature est un moyen d’éclairer cette situation ? La littérature, seule, éclaire une petite partie de l’humanité ou de l’homme mais l’adjonction à la littérature d’autres pratiques artistiques et surtout leur accumulation dans le temps permet une connaissance humaine qui n’a pas d’équivalent. Qu’est-ce qui reste de nos civilisations quand elles sont mortes ? Les formes artistiques : monuments, peintures, sculptures, textes, poésies, artisanat… Tout le reste a disparu. Il reste le beau, il reste l’art. Et ça, c’est prodigieux.

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