Les Racines élémentaires d’Antoine Wauters: «Le village de mon enfance, le hangar à poules de mes grands-parents m’ont construit»

Vous voulez de la tarte ? » Elles sont là sur la table d’à côté, achetées le matin en prévision de notre venue. Mais elles mettront des heures avant d’être mangées, des heures nourries de ce plongeon intense dans une enfance wallonne qui a « fait » ce destin d’écrivain. Vous ne seriez pas devenu ce que vous êtes si ? Si je n’étais pas né à Fraiture, près de Sprimont, à 15 kilomètres d’ici, un village où il n’y avait absolument rien, pas d’offre culturelle, plus de magasins. C’était une enfance remplie de jeux, mais vécue dans une sorte d’ignorance, un bienheureux ennui. La seule chose qui nous reliait au grand monde, c’était les discussions des adultes et les brefs moments où on pouvait regarder la télévision. Je pense que la plupart des livres que j’écris sont liés à ces lieux et aux voix qui les ont occupés, une manière de les sauver d’un oubli qui forcément finira par arriver. La prix Nobel de littérature, Annie Ernaux dit qu’écrire c’est une manière de donner un futur au passé ? Je le crois. J’ai l’impression que le lieu de l’imagination, s’il existe, est dans mon cas extrêmement limité : cela tient au hangar à poules de mon grand-père paternel Charles qui était facteur, au champ de pommes de terre de mon grand-père maternel Armand très lettré, qui était instituteur primaire, à la manière dont mes grands-mères étaient inscrites dans un quotidien avec la lenteur des gens de l’époque et une simplicité absolue. Ma grand-mère maternelle, Andrée, mangeait tous les soirs des tartines avec une orange de montagne – qui fait cela encore aujourd’hui ? Jacques, le frère de ma mère et mon parrain a aussi beaucoup compté pour moi. Il vit un peu en marge et connaît les bois, la faune et la flore comme personne. Toutes ces images ont fait mon enfance. Cela semble faire un grenier relativement pauvre, mais bizarrement, dans ce peu, il y avait énormément de choses. J’écris depuis cet endroit. Mes grands-parents ont eu une grande influence sur moi. En vieillissant, j’ai l’impression de devenir comme eux : j’essaye de garder leurs valeurs de lenteur, de silence. Mon grand-père maternel était taiseux au point qu’à la fin de sa vie, un jour, après être allé cultiver son champ de pommes de terre, il est rentré chez lui et est mort trois mois plus tard sans plus avoir ouvert la bouche. Aujourd’hui, tout ce temps passé à écrire m’a à la fois fait aimer terriblement les mots mais aussi fait comprendre que ce que je vais chercher à travers le langage, c’est du silence. Vos grands-parents venaient d’où ? Les Godet habitaient Ferrières et les Wauters, Fraiture. Charles Wauters, Flamand, était arrivé ici vers la Seconde Guerre mondiale avec ses frères et sœurs, à une époque où les Flamands étaient les « mandailles » des Wallons. Il avait développé une langue extraordinaire faite de patois limbourgeois, de wallon approximatif et de tournures françaises qui n’en étaient pas. Avec mon frère, on se cachait sous la table pour l’écouter parler : c’était la voix du conte, de l’oralité, de la poésie. Je me connecte à tout cela quand j’écris, même pour un livre comme Mahmoud ou la montée des eaux. Les gens m’ont dit : « Mais comment peux-tu te mettre dans la peau d’un personnage âgé et syrien ? ». Sans doute parce que pour écrire ce texte, j’étais à la fois au bord de ce lac de Syrie, et connecté à ce monde très sensoriel propre à l’enfance que j’ai eue. Ce vieil homme syrien dans la barque, en un sens, c’est mon grand-père. Quel était votre milieu familial ? Une sorte de classe moyenne. Mon père avait une position assez élevée dans une banque à Arlon puis à Liège et Bruxelles, il a fini sa carrière à Paris. Ma maman était prof d’anglais et de néerlandais dans le secondaire. C’était une époque, dans les années 80, où le Mur de Berlin existait toujours, le capitalisme n’avait pas totalement gagné et il restait des ferments du monde communiste idéalisé dans la vie de mes grands-parents. Je circulais au milieu de cela avec un bonheur absolu et un sentiment d’étrangeté radical. Je revois mes amis dans la cour de la ferme en train de réparer les moteurs de leur mobylette, moi j’en étais incapable et j’étais uniquement à l’écoute des mots qu’ils utilisaient. « Joint de culasse » ! J’étais aux anges. Quel mot incroyable ! Vers 12-13 ans, quand les amis me croisaient dans le village, ils me demandaient : « Salut Antoine, ton frère n’est pas avec toi ? ». J’étais une sorte de pièce rapportée, la version moins sociable, j’étais un peu étranger aux autres. Déjà enfant, je me suis battu contre une colère qui vient de je ne sais pas où exactement. Ma mère disait que j’étais un enfant extrêmement sensible : j’étais très poreux et peureux. Je ressentais tout très fort. La question est alors : comment ne pas être consumé par sa propre colère, comment à 41-42 ans et vieillissant, ne pas être brisé tout en essayant de rester lucide et sensible par rapport au monde ? Dans mon travail, ce qui m’intéresse peut-être le plus c’est comment, au fil des générations, de corps en corps, on peut se transmettre beaucoup de belles choses, et d’autres qui le sont moins – cette propension au silence, ces moments de colère et puis d’effondrement où le corps a tellement chauffé qu’on est en morceaux. Y a-t-il un effet boomerang de silences anciens sur les générations suivantes ? J’ai toujours pensé, peut-être comme Annie Ernaux, qu’il faut parler, que tout ce qui n’est pas dit nous tue à petit feu.[scald=29811774:sdl_editor_representation] C’est le moteur de l’écrivain ? Je pense qu’on écrit parce qu’on s’est tu longtemps. J’ai eu le sentiment à différentes périodes de ma vie d’avoir dû beaucoup « remâcher » le silence. Je ne peux pas dire que l’écriture est une façon de me venger, mais cela tourne autour d’une blessure et même d’une fracture, un truc qui ne guérira jamais. L’écriture ou l’art peuvent quelque peu nous apaiser, mais vous savez, personne n’est assez fou pour passer vingt années de sa vie à se lever le matin et à écrire : il faut au départ quelque chose de douloureux. Et je crois que l’écriture est une sorte de trajet autour de la douleur. Un tracé, oui, qui cherche à l’enrayer, la comprendre et la dépasser. Quelle est votre fracture ? La première a lieu vers 10 ans. J’étais sur mon vélo devant chez mes grands-parents à Fraiture et j’ai eu envie de me projeter sur leur mur couvert de glycine. J’ai commencé à pédaler puis j’ai freiné des quatre fers, et je me suis dit : « C’est donc que tu tiens à toi puisque tu ne peux pas te supprimer et te faire du tort ». J’ai senti que j’étais attaché à moi-même d’une façon non explicable et extrêmement troublante. J’ai pris conscience que j’existais, que j’avais un nom, moi qui jusque-là avais tendance à vivre dans des récits que j’inventais. Ce jour a coupé ma vie en deux. La seconde est diffuse : c’est une terrible nostalgie, le sentiment que le temps passe et qu’il m’éloigne de ce socle très ferme et compact où nous vivions enfants, avec mon frère, ma sœur et la famille. Et puis je me suis séparé il y a sept ans de la maman de mes enfants. C’est une autre fracture, toujours douloureuse, mais qui m’a permis d’être davantage moi-même. J’ai acté ce jour-là que ce qui m’avait conduit dans cette impasse et dans cette vie qui ne me correspondait plus, c’est le fait que je me taisais trop, que je n’osais pas être qui j’étais. Je me suis promis que mes enfants allaient voir leur père tel qu’il était vraiment. A présent, je les vois moins et c’est une grande blessure, mais je sais que maintenant ils me connaissent et que notre relation est beaucoup plus vraie. Annie Ernaux dit qu’elle n’a pas l’impression d’avoir vécu les choses tant qu’elle ne les a pas écrites ? Complètement ! Ecrire, c’est se réapproprier la part la plus importante de notre passé, une part de nous qu’on ne veut pas perdre et qui, dans la vie qu’on doit mener, finit pourtant par nous échapper. On écrit pour se souvenir de tout ce qu’on est, avant d’être figé dans une identité. Le risque, bien sûr, est de se retrouver piégé dans cette hypermémoire, de ne plus en sortir. La clé, pour moi, c’est de frotter ces éléments du passé au monde qui nous entoure, au présent. Pourquoi être venu revivre ici, dans ce village de Becco, près de Fraiture ? J’ai fui les lieux dont je parle maintenant avec nostalgie et amour, à cause de ce sentiment d’étrangeté. Quand j’avais 18-19 ans, j’écrivais déjà, mais dans le village, un écrivain était un fou, un ovni. Ce n’était pas facile. Quand j’ai commencé la philosophie à Bruxelles, c’était difficile de rentrer au village car beaucoup de mes amis y étaient restés et il y avait une cassure que je ne parvenais pas à combler. Plus tard, grâce aux livres, me rendant compte que j’allais chercher beaucoup d’idées dans ce grenier sensoriel de l’enfance, je me suis dit : « Cela me manque et j’ai le droit d’y retourner ». J’avais longtemps écrit pour tourner le dos à la réalité, mais la littérature m’a ramené au monde, au point que je ne dissocie plus la vie et l’écriture. A présent, elles marchent main dans la main. C’est un cadeau immense. Quand je me balade dans les bois, c’est une autre forme d’écriture. Une écriture qui cherche à entendre ce que les lieux ont à nous dire.[scald=29811775:sdl_editor_representation] En quoi l’asthme dont vous avez souffert enfant a-t-il été si déterminant ? C’est un peu pathétique mais, corporellement, je n’ai pas été épargné. J’ai très tôt eu la chance et le malheur de comprendre ce que c’est d’être dépendant d’un corps fragilisé, de devoir s’écouter. Je ne pourrai jamais oublier le sentiment de rendre son dernier souffle, parfois simplement en descendant les escaliers chez mes grands-parents. J’étais dans des états terribles qui font aujourd’hui que je ne peux pas accepter qu’on me prenne mon oxygène. A l’époque, l’athlétisme a été extraordinaire pour gérer cela. [scald=29807683:sdl_editor_representation] L’athlétisme ? Si je n’avais pas été blessé à 14 ans, on ne serait peut-être pas en train de se parler. Quand une piste d’athlétisme s’est créée à Barvaux, mon frère Charles et moi avons tout de suite mordu ! Charles a été champion de Belgique en scolaire en saut en hauteur, moi j’étais assez fort en sprint et saut en longueur, j’adorais ça. J’avais fait du foot mais j’étais tellement autiste (il rit) que les consignes de l’entraîneur me fatiguaient. Je suis très sensible au bruit, la musique dans un grand magasin peut me pétrifier, je la « surentends ». Et puis un jour, je prends le départ d’un sprint, mon talon flanche et je dois arrêter de concourir, cesser les entraînements. Comme je suis désœuvré, ma mère m’emmène de force à la bibliothèque de Sprimont et là, j’ouvre un livre, La patrie empaillée de Jacques Izoard. Des poèmes ! Je n’y comprends absolument rien et pourtant c’est extraordinaire ! J’ai 15-16 ans et c’est une révélation absolue : j’ai l’impression d’assister à chaque page à un tour de magie avec sa façon d’agencer les mots, de dire moins et en même temps beaucoup plus qu’un discours construit. A partir de là, j’ai commencé à lire et à me rendre compte qu’il y avait dans la littérature une vitesse, un élan et une immense liberté que j’avais perdus en étant privé d’athlétisme. La Flandre aussi m’a inspiré à l’adolescence. Dans les années 90, j’étais un grand admirateur de tout ce qui s’y faisait en musique : DeUs, Stef Kamil Carlens et Arno, que j’ai eu la chance de rencontrer sur le film Préjudice que j’ai co-scénarisé. Je me sentais comme un étranger ici à l’époque et je voulais aller voir ce qui se passait de l’autre côté. C’était de la boulimie culturelle. Cela m’a apporté terriblement, de voir des gens pas beaucoup plus équilibrés que moi, réussir à faire de leur chaos des disques géniaux. L’école ne vous apportait rien de tout cela ? J’ai eu une scolarité difficile, mon journal de classe est une collection de toutes les horreurs que je faisais, parce que je n’étais pas bien et que j’avais envie de plus. Mais en 5e et en 6e humanités, au collège Saint-Roch de Ferrières, pourtant très cadré et très dur, il y a eu ce professeur de français, Thierry Detrixhe. C’est peut-être la personne déterminante : il m’a demandé un jour de lire ma rédaction devant la classe et a lancé une revue de littérature dans laquelle, tous les mois, je devais écrire quelque chose. Sans lui, je n’aurais pas fait philo. Il m’a fait voir des films de Peter Greenaway, de Jim Jarmusch, des trucs qui pour une fois me nourrissaient complètement. Je n’allais plus à l’école à cette époque, j’écrivais et je suivais les cours à distance. Mais les profs de Saint-Roch ont été extrêmement compréhensifs. Le prof de maths, Monsieur Claus, m’appelait de temps en temps pour me demander comment j’allais. Génial. Mes parents ne m’ont jamais jugé. J’ai été dans des états désastreux, je pouvais être très dur et colérique, mais ils m’accompagnaient dans une forme de compréhension, de peur aussi parfois. Quand je commence la philo, je l’aime et je la déteste immédiatement. J’ai à la fois des profs extraordinaires, dont Jacques Sojcher pour la littérature, et des cours rationnels, carrés. Et je me scinde en deux : une partie de moi suit les cours de philo et l’autre, qui a besoin de ne pas appréhender la vie sous l’angle des concepts, écrit. A cette époque, une amie m’a offert un carnet rouge en me disant : « Remplis-le ». Je l’ai fait. Plusieurs jours et plusieurs nuits. Une expérience géniale. J’avais tellement écrit que, quand je suis enfin sorti de mon kot, j’ai fait l’expérience de la première de mes crises d’angoisse, qui ne m’ont plus quitté depuis. Mon autre grand amour à l’époque, c’était le cinéma. Deux ou trois films par jour et des comptes rendus ultra-minutieux, dans un petit cahier que j’ai toujours. Vous découvrez là des compagnons de route intellectuels ? Vous citez les philosophes Gilles Deleuze, Nietzsche ? Ou Marguerite Duras, Thomas Bernhard, et dans les écrivains vivants, Marcel Moreau, un belge un peu « ours », avec une œuvre considérable dont le splendide Corpus Scripti. Il vivait à Paris, mais son ami Sojcher lui avait demandé de venir parler lors d’un cours de philo. J’étais fasciné, je lui ai écrit une lettre pour lui dire mon admiration en lui envoyant quelques textes. Deux semaines plus tard, il m’a répondu. C’était en 2002, il y a 20 ans et cette lettre extraordinaire m’a galvanisé : « vous m’écrivez des choses fortes et drues, elles m’inspirent deux réactions qui sont aussi deux émotions : je rencontre un lecteur, sa rareté, je découvre un écrivain, sa promesse » – Ça fait déjà plaisir ! « J’en ajoute une troisième, j’ai de l’amitié pour vous, ce qui n’est pas un sentiment, vous vous en doutez, dont je fais un usage immodéré. Il n’est rien dans votre lettre qui ne m’ait remué à l’endroit où il m’importe de l’être, la probité de la voix. » [scald=29807684:sdl_editor_representation] Sa réponse était aussi importante que lorsque Gallimard, plus tard, m’a appelé pour me dire qu’ils envisageaient de publier mon premier livre. Rétrospectivement, ce que je trouve formidable, c’est que j’ai l’impression que je n’ai fait que cela dans ma vie : respecter la probité de la voix (donc aussi de la voie). Ecrire, au fond, c’est se battre contre tout ce qui en permanence veut nous faire arrêter d’écrire et suivre notre propre chemin. Je n’ai pas dévié de ce que Marcel Moreau m’a écrit, je n’ai pas publié les livres qui étaient plus faciles, aguicheurs. Cette lettre de Marcel Moreau – que mon grand-père maternel aurait pu m’écrire – et d’autres choses, comme l’asthme, ont été des garde-fous, me disant : « Ne t’égare pas, écoute-toi ». Au final, mon territoire n’est pas infini, mais je l’ai fait mien. Et si je me suis tellement obstiné, ce n’est pas parce que je voulais réussir, mais parce que je ne voulais rien faire d’autre qu’écrire. Il n’y avait que cela qui me réjouissait. C’est là que je vis. [scald=29805414:sdl_editor_representation] [scald=29805413:sdl_editor_representation] La galerie photo d’Antoine Wauters [scald=29807682:sdl_editor_representation] [scald=29807724:sdl_editor_representation] [scald=29805417:sdl_editor_representation] [scald=29805416:sdl_editor_representation] [scald=29807723:sdl_editor_representation] [scald=29807740:sdl_editor_representation] [scald=29807727:sdl_editor_representation]

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