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Carta Academica: Décoder les raisons et les sentiments de l’injustice fiscale

Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : Encourager le civisme fiscal en renforçant le sentiment de l’égalité de tous devant l’impôt.

Chronique - Temps de lecture: 11 min

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

Edoardo Traversa.
Edoardo Traversa. - DR

Pierre-Louis Krug.
Pierre-Louis Krug. - DR

Par Edoardo Traversa, professeur de droit fiscal, UCLouvain ; Pierre-Louis Krug, doctorant en droit fiscal, UCLouvain.

Le civisme fiscal est en crise. La fraude et l’évasion fiscales engendrent des coûts considérables. Pour la Belgique, le montant de 30 milliards d’euros – près de 15 % des recettes totales – est évoqué (1), bien que l’ampleur exacte du phénomène soit difficile à calculer (2). Pourtant, la fraude fiscale fait l’objet de sanctions et de nombreuses règles ont été récemment adoptées pour contrer l’ingénierie fiscale des individus et des entreprises. Le caractère obligatoire des règles fiscales ne les rend donc pas pour autant légitimes aux yeux des contribuables. Pour ce faire, outre renforcer l’effectivité des sanctions, il faut prendre plus au sérieux les relations dans lesquelles s’inscrit l’impôt : les relations entre contribuables, dans un souci d’équité et de justice fiscale, et les relations entre contribuables et État (législateur et administration), pour améliorer la transparence et la confiance envers l’action des autorités publiques. L’étude de ces relations implique de dépasser un cadre purement juridique et d’avoir recours à différents apports de la recherche en psychologie et sociologie.

Renforcer l’effectivité des contrôles et des sanctions

La raison la plus immédiate de payer ses impôts est la peur des contrôles et des sanctions. De nombreuses sanctions – parfois très lourdes – sont prévues dans les lois fiscales. Ces sanctions peuvent consister en des accroissements d’impôts, des amendes ou même des peines d’emprisonnement (3). Mais en Belgique, les contrôles sont assez rares, les cours et tribunaux sont encombrés et les procès fiscaux qui débouchent réellement sur une condamnation pénale relèvent de l’exception plus que de la norme. De ce point de vue, la Belgique pourrait mieux faire : des magistrats et enquêteurs spécialisés en matière fiscale, des procès moins longs, une politique plus claire et structurée en matière de poursuites…

L’effet des contrôles et sanctions sur le respect des obligations fiscales a longtemps été étudié sous un angle purement économique (4) avant d’intéresser progressivement d’autres disciplines. Ainsi, un système de contrôles, poursuites et sanctions efficace permet notamment de montrer au contribuable qui respecte ses obligations fiscales que ceux qui ne le font pas ne restent pas impunis (5). Des sanctions modérées et effectives sont dès lors préférables à des peines plus lourdes sur papier, mais appliquées de manière épisodique et incohérente. Un tel procédé renforce le sentiment d’arbitraire et nuit à l’idée de justice. Par ailleurs, il a notamment été mis en évidence que les contrôles et sanctions étaient surtout nécessaires dans un contexte de méfiance mutuelle entre contribuables et autorités fiscales dans lequel le respect des obligations fiscales découle de la contrainte (6), et contribuaient de manière limitée à rendre le système plus légitime. Pour cette raison, et aussi parce qu’il est illusoire que l’administration fiscale contrôle en continu l’ensemble des contribuables, il importe de renforcer le civisme fiscal, à savoir « la motivation intrinsèque du paiement de l’impôt » (7).

Assainir la relation horizontale entre contribuables pour plus de justice fiscale

Un déterminant fondamental du civisme fiscal concerne la relation horizontale entre contribuables et le sentiment d’équité dans la répartition des contributions de chacun. Un élément particulièrement démotivant est de constater que les autres citoyens sont soumis à des obligations de contributions moindres, par l’effet de la loi ou de leurs comportements, alors qu’ils bénéficient de services publics équivalents. Une telle situation peut être justifiée sur la base de facteurs objectifs comme la capacité contributive. Néanmoins, dans de nombreux cas, ces inégalités fiscales sont le fruit d’anomalies du système, dues à l’action de groupes de pression ou à l’incapacité (et/ou au manque de volonté) du législateur fiscal à intégrer des évolutions comme la globalisation ou le renforcement des inégalités de revenus ou de patrimoines. Par ailleurs, il existe, dans la législation, des incitants fiscaux mal calibrés qui s’apparentent à de véritables privilèges, comme par exemple le régime des voitures de société ou des droits d’auteur. D’autre part, on tolère une série de montages qui aboutissent à réduire de manière très sensible la charge fiscale des seuls contribuables qui ont les moyens d’y recourir (planification successorale, utilisation de sociétés à des fins fiscales, etc.). Ces situations – largement documentées et dénoncées – ne sont pas nécessairement illégales mais créent d’importantes inégalités de fait entre contribuables.

Pour y remédier, il faut certes sur le plan législatif, dans la ligne de l’épure proposée par le Ministre des Finances en 2021, réaliser une réforme fiscale globale qui valorise davantage toutes les formes de travail rémunéré en le taxant moins, tout en rétablissant l’équilibre avec la taxation du patrimoine (et dans une certaine mesure de la consommation). Par ailleurs, il s’agit d’évaluer et supprimer progressivement les régimes préférentiels ne répondant pas à un objectif légitime et poser des limites strictes et claires à la planification fiscale.

Mais, il ne faut pas pour autant négliger la relation directe entre administrations et contribuables, en assurant l’égalité de traitement entre tous les contribuables, en particulier en ce qui concerne l’accès à l’information (8). Prendre en compte cette relation horizontale entre citoyens est d’autant plus important que le comportement vertueux d’autrui affecte positivement notre propension au civisme fiscal. Certaines expériences ont en effet pu démontrer qu’informer des contribuables récalcitrants du fait qu’une majorité de citoyens de leur région, localité, s’étaient correctement acquittés de leurs obligations fiscales pouvait les inciter à adopter un comportement similaire (9).

Construire la confiance envers l’État : transparence, évaluation et éducation

Un autre fondement de la citoyenneté fiscale est la relation entre le citoyen contribuable et l’État en tant que dispensateur de services publics. Un certain rapport de réciprocité – même symbolique – doit exister entre le montant des impôts payés et le volume et la qualité des services publics. Ce rapport implique des citoyens qu’ils aient confiance envers les autorités publiques qu’elles utiliseront de manière efficace les ressources collectées à travers l’impôt. Or, en Belgique, cette confiance envers les autorités publiques est faible, même si on observe une différence en fonction des institutions. Selon un Eurobaromètre de l’été 2022, 58 % des Belges ont tendance à ne pas avoir confiance dans leur Gouvernement et 53 % expriment cette même attitude face au Parlement (10). Ce manque de crédibilité des institutions rejaillit sur l’ensemble des politiques qu’elles mènent, et sur la légitimité des ressources fiscales qui permettent de les financer.

Si la confiance n’est pas quelque chose qui se gagne facilement, un premier pas consisterait à pouvoir justifier, en toute transparence, les raisons pour lesquelles une mesure (fiscale) a été adoptée, et le cas échéant, la revoir, ou même l’abroger, si elle n’a pas les résultats escomptés. Or, la Belgique est fort à la traîne sur l’évaluation des politiques publiques, y compris fiscales. Les rapports de la Cour des comptes régulièrement rendus sur les sujets les plus divers restent souvent lettre morte. Par exemple, la Cour des comptes a vivement critiqué la mise en œuvre actuelle de l’obligation de déclaration à charge des sociétés effectuant des payements vers des paradis fiscaux (265 milliards d’€ en 2020 et près de 383 en 2021 !) en invoquant l’absence de clarté de la loi et les carences des contrôles (11). C’est interpellant étant donné qu’il s’agit d’un outil essentiel dans la lutte contre la fraude fiscale internationale. Trop souvent, une fois une mesure fiscale adoptée, elle n’est pas évaluée et revue, et ce, même lorsqu’il s’avère qu’elle crée des inégalités manifestes, qu’elle est plus coûteuse que prévu ou qu’elle ne remplit pas ses objectifs initiaux. Par ailleurs, cela contribue à la complexité du système, devenu illisible pour le commun des contribuables. Dans ces circonstances, difficile de faire confiance au législateur et à l’administration fiscale…

Des unités d’accompagnement

Pour lutter contre ce phénomène de laisser-aller, les objectifs d’une mesure fiscale doivent être définis dès sa conception et son adoption (en se basant sur une analyse chiffrée) (12). C’est également essentiel pour pouvoir justifier la constitutionnalité de celle-ci. Ensuite, tout incitant fiscal devrait être appliqué de manière temporaire, et prolongé et confirmé uniquement après une évaluation positive par un organe indépendant (qui varierait selon la politique envisagée). Le Fonds Monétaire International recommande ainsi aux États de mettre en place une Tax Policy Unitafin d’accompagner la conception et l’évaluation des politiques fiscales (13). Certains pays disposent d’une telle unité au sein de leur gouvernement. Au Royaume-Uni, il existe également des organismes indépendants, comme l’Institute for Fiscal Studies, qui assistent le gouvernement et rendent des analyses sur les politiques fiscales et leurs effets. Une saine culture de l’évaluation implique aussi un accès plus large aux données fiscales et budgétaires (anonymisées) et un renforcement des formations en matière de politiques fiscales, budgétaires et de gestion publique, tant internes à l’administration, qu’externes, dans les cursus d’enseignement.

De surcroît, comme on le fait avec certains succès dans de nombreux pays en développement, des programmes d’éducation fiscale devraient être mis en place (14). Plusieurs études empiriques ont pu démontrer que rendre le fonctionnement du système fiscal plus accessible – y compris en ce qui concerne la destination du produit des impôts – pouvait avoir des effets directs sur l’augmentation du respect des obligations fiscales (15). Ce renforcement de l’accessibilité peut passer par divers moyens : la création de programmes d’éducation fiscale, la simplification des procédures, un effort d’information sur les droits et devoirs des contribuables ou encore un travail dans la conception et la rédaction de la norme.

Aider à mieux appréhender la justice de l’impôt

Enfin, la confiance entre le citoyen et l’État se matérialise aussi, en matière fiscale, dans la relation individuelle entre le contribuable et l’administration fiscale. La qualité de cette relation influence la manière dont le contribuable perçoit la justice de l’impôt. La perception des rapports du contribuable avec l’administration fiscale va être inspirée par différents critères comme par exemple le sentiment de justice des procédures, ou encore le fait de se sentir respecté par l’administration (17). Autant d’éléments dont il faut tenir compte, aussi bien dans les processus administratifs formels qu’informels.

En conclusion, les déterminants du civisme fiscal sont autant systémiques (répartition des impôts entre travail, capital et consommation, lutte contre la fraude et l’évasion) que relationnels (relation des contribuables avec l’État et les administrations fiscales et entre contribuables). L’intensification des contrôles et sanctions et de la mise en place de réformes structurelles vers plus d’équité sont certes nécessaires, mais rendre l’impôt plus légitime passe aussi par une meilleure appréhension de ces relations.

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(1) R. Murphy, The European Tax Gap. A report for the Socialists and Democrats Group in the European Parliament, 2019.

(2) Voy. par exemple : F. Schneider, « Size of the Shadow Economies of 28 European Union Countries from 2003 to 2018 : The Latest Development », in European Union : Post Crisis Challenges and Prospects for Growth, Cham, Springer International Publishing, 2019, pp. 111‑121.

(3) L’art. 449 du CIR92 prévoit par exemple une sanction générale d’un emprisonnement de huit jours à deux ans et/ou une amende de 250€ à 500.000€ pour la fraude fiscale simple.

(4) Voy. M. G. Allingham et A. Sandmo, « Income tax evasion : a theoretical analysis », Journal of Public Economics, 1972.

(5) Cela renvoie à certaines dimensions du concept de justice rétributive. Sur le sujet voy. par exemple : M. Wenzel, « Tax Compliance and the Psychology of Justice : Mapping the Field », in Taxing Democracy : Understanding Tax Avoidance and Evasion, Aldershot, Ashgate Publishing, 2003, pp. 41 à 69.

(6) E. Kirchler, E. Hoelzl et I. Wahl, « Enforced versus voluntary tax compliance : The “slippery slope” framework », Journal of Economic Psychology, 2008, vol. 29, nº 2, pp. 210‑225.

(7) OCDE, Document de consultation publique « Quels sont les déterminants du civisme fiscal », Paris, OCDE, 2019, p. 6.

(8) Dans le même sens, voy. la problématique du « non take-up » en matière de sécurité sociale.

(9) Voy. par exemple : C. Larkin et al., « Testing Local Descriptive Norms and Salience of Enforcement Action : A Field Experiment to Increase Tax Collection », SSRN Electronic Journal, 2018 ; Cabinet Office Behavioural Insights Team, « Applying behavioural insights to reduce fraud, error and debt », 2012.

(10) « Standard Eurobarometer 97 – Summer 2022 – septembre 2022 – – Eurobarometer survey ».(Consulté le 1er décembre 2022).

(11) Rapport de la Cour des comptes transmis à la Chambre des représentants, Bruxelles, juin 2022. (Consulté le 1 décembre 2022).

(12) Jean Hindriks préconise des mesures similaires dans le cadre de la responsabilité publique.

(13) International Monetary Fund / Fiscal Affairs Department, How to Establish a Tax Policy Unit, 2017.

(14) OCDE, Édifier une culture fiscale, du civisme et de la citoyenneté : Un document de référence global de l’éducation des contribuables, seconde édition, Paris, OECD Publishing, 21 décembre 2021.

(15) Pour un exemple d’une expérience menée sur la question en Belgique voy. : J.-E. De Neve et al., « How to Improve Tax Compliance ? Evidence from Population-Wide Experiments in Belgium », SSRN Electronic Journal, 2019.

(16) Voy. par exemple : E. Kirchler, The economic psychology of tax behaviour, Cambridge, Cambridge University Press, 2009, pp. 167 à 181.

 

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1 Commentaire

  • Posté par Adolphe BoniZeur, president du Waalse Belang cheznous.be, samedi 4 février 2023, 16:52

    Commençons par stopper la TVA zéro de la presse.

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