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Carta Academica: Va-t-on censurer la science au nom de la justice sociale?

Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : refuser une publication scientifique basée sur une méthodologie correcte, en raison du ressenti d’une communauté, est une menace directe contre la liberté académique (laquelle est déjà très encadrée par des normes éthiques et déontologiques strictes).

Chronique - Temps de lecture: 10 min

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

Eric Muraille.
Eric Muraille. - DR

Par Éric Muraille, biologiste et immunologiste, Directeur de recherches au FRS-FNRS attaché à l’Université libre de Bruxelles.

Les travaux scientifiques peuvent contenir des erreurs et/ou être affectés par les biais cognitifs et sociaux ainsi que par les croyances idéologiques de leurs auteurs. L’examen critique avant leur publication par plusieurs experts anonymes, sans liens avec les auteurs, de nationalité, de culture et de genre différents, est censé réduire ces erreurs et biais.

Ce processus d’examen par les pairs est devenu la norme à partir des années 1960-70 et évolue sans cesse pour répondre aux nombreuses critiques dont il est l’objet. Dans l’ensemble et sur le long terme, il contribue à conférer aux connaissances scientifiques un statut d’universalité. Au sens où la valeur de ces connaissances n’est pas censée être dépendante d’une idéologie ou de valeurs morales mais uniquement de leur véracité, c’est-à-dire de leur capacité à décrire la réalité.

Récemment, certains journaux scientifiques ont fait le choix d’abandonner cet universalisme au profit d’une conception de la science soumise à des impératifs de justice sociale.

L’exigence d’une science plus juste

Nature Human Behavior est l’une des revues scientifiques les plus prestigieuses en psychologie et sciences du comportement. Son éditrice en chef, Stavroula Kousta, a publié en août 2022 un éditorial intitulé « La science doit respecter la dignité et les droits de tous les humains ». Elle y affirme que « la science a trop longtemps été complice de la perpétuation des inégalités structurelles et de la discrimination dans la société » et qu’en conséquence un contrôle éthique du contenu des articles scientifiques sera adopté par son journal.

Ainsi, sur les conseils d’un comité d’éthique, les éditeurs de Nature Human Behavior se réservent dorénavant le droit d’exiger des chercheurs des modifications avant ou après publication et, dans les cas graves, de refuser une publication ou de la rétracter. Kousta invite donc les chercheurs à « examiner attentivement les implications potentielles (y compris les conséquences involontaires) de la recherche sur des groupes humains définis par des attributs de race, d’origine ethnique, d’origine nationale ou sociale, de sexe, d’identité de genre, d’orientation sexuelle, de religion, de convictions politiques ou autres, d’âge, de maladie, de handicap ou autre statut, pour refléter leur point de vue d’auteur s’ils ne font pas partie du groupe à l’étude, et contextualiser leurs conclusions afin de minimiser autant que possible les abus potentiels ou les risques de préjudice pour les groupes étudiés dans la sphère publique ». Elle conclut son éditorial en affirmant que « Faire progresser les connaissances et la compréhension est un bien public fondamental. Dans certains cas, cependant, les dommages potentiels pour les populations étudiées peuvent l’emporter sur les avantages de la publication ».

Selon cette politique éditoriale, une étude méthodologiquement correcte pourrait être refusée ou même rétractée en fonction du ressenti d’une communauté, celle-ci étant définie de manière assez large pour inclure toute population d’individus partageant les mêmes convictions.

Cette déclaration a mené plusieurs chercheurs réputés à s’indigner publiquement, comme le psychologue de Harvard Steven Pinker qui a déclaré que « Nature Human Behavior n’est plus une revue scientifique à comité de lecture, mais l’exécuteur d’un credo politique », et d’autres à exprimer leurs craintes pour la science.

La sanctuarisation de la recherche scientifique

Les tentatives de mise en conformité de la science avec une idéologie ne sont pas nouvelles. Le procès de Galilée par l’Eglise catholique, l’instrumentalisation des sciences du vivant afin de promouvoir des politiques eugénistes racistes aux USA et en Allemagne durant la première moitié du 20e siècle et la condamnation des généticiens par le régime stalinien en sont les exemples les mieux documentés.

Soulignons que toutes ces tentatives étaient motivées, du point de vue de leurs auteurs, par le désir sincère d’améliorer, de protéger ou même de sauver la société. Leurs effets délétères sur la production de connaissances ont conduit à l’adoption internationale du principe d’une « liberté académique », afin de sanctuariser au sein des universités la liberté de recherche et d’expression.

Par exemple, l’article 13 de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne stipule clairement que « Les arts et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée ». En Belgique, la Cour constitutionnelle précise que « la liberté académique traduit le principe selon lequel les enseignants et les chercheurs doivent jouir, dans l’intérêt même du développement du savoir et du pluralisme des opinions, d’une très grande liberté pour mener des recherches et exprimer leurs opinions dans l’exercice de leurs fonctions ». Et l’article 8 du décret paysage de 2013 spécifie que « Dans l’exercice de ses missions, tout membre du personnel d’un établissement d’enseignement supérieur y jouit de la liberté académique ».

Comme le souligne le philosophe Paul Ricœur, cette liberté représente un droit à la vérité et non un privilège : « Dans la conception libérale de l’université, la liberté académique n’a pas d’autre origine que le droit de l’humanité à poursuivre quelque part la recherche de la vérité sans contrainte. La liberté académique n’est donc pas un privilège de caste, ni de l’institution en tant que telle ni des enseignants en tant que corporation, ni des étudiants en tant qu’organisation syndicale, corporative, politique ou idéologique ; elle procède du droit de l’université à poursuivre quelque part la recherche de la vérité. ».

Rappelons que la liberté académique n’est pas sans limites. Des normes éthiques et déontologiques encadrent les activités de recherche. Depuis le code de Nuremberg (1947) et la Déclaration d’Helsinki (1964), la manière dont les recherches sont menées sur l’homme et l’animal sont éthiquement encadrées. De plus, des textes internationaux ou nationaux, comme la Charte européenne du chercheur (2005), la Déclaration de Singapour sur l’intégrité de la recherche (2010) ou encore la Charte française de déontologie des métiers de la recherche (2015), imposent aux chercheurs de déclarer leurs conflits d’intérêts, de ne présenter que des conclusions objectives basées sur des faits vérifiés et de limiter leurs communications professionnelles à leur domaine d’expertise.

La politisation des universités

En 2014, Sandra Y.L. Korn, qui était alors éditorialiste à The Harvard Crimson, le journal étudiant de l’Université de Harvard, s’attaqua frontalement au principe de la liberté académique en posant la question suivante : si nous nous opposons à l’injustice sociale, « pourquoi devrions-nous tolérer des recherches qui vont à l’encontre de nos objectifs ? ». Elle concluait que « lorsqu’une communauté universitaire observe des recherches qui encouragent ou justifient l’oppression, elle doit s’assurer que ces recherches ne se poursuivent pas » et se déclarait favorable à une « justice académique ».

Ce mouvement s’est notamment traduit par la cancellation (l’annulation) de chercheurs au sein des universités. Plusieurs dizaines de chercheurs ont été harcelés, certains jusqu’à la démission, comme la philosophe Kathleen Stock accusée de transphobie. Bien que le nombre de ces démissions soit faible au regard du nombre total de chercheurs, l’impact dissuasif sur la communauté universitaire ne doit pas être sous-estimé. La crainte d’une humiliation publique par les médias sociaux en raison d’une « impureté de la pensée » est devenue une menace bien réelle.

Une nouvelle forme de censure ?

Il est difficile d’évaluer la fréquence du refus d’article pour raisons non scientifiques. Mais on a vu récemment des articles publiés dans des revues scientifiques de premier plan être rétractés en raison de considérations éthiques et/ou politique. Par exemple, le Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS), la revue officielle de l’Académie nationale des sciences des États-Unis, a publié en 2019 une étude portant sur les fusillades mortelles impliquant des policiers aux USA. Elle concluait que « les policiers blancs ne sont pas plus susceptibles de tirer sur des civils issus de minorités que des officiers non blancs ».

L’article fut erronément utilisé dans la presse pour affirmer qu’il n’y a pas de préjugés raciaux dans les fusillades mortelles. Suite à une première salve de critiques, il fut corrigé par les auteurs afin de mieux préciser ses implications. Mais en 2020, sous la pression d’une pétition signée par plus de 800 sommités universitaires critiquant leur article, les auteurs décidèrent finalement de le rétracter, tout en soulignant la validité de leur approche méthodologique pour enquêter sur le lien entre les caractéristiques des officiers de police et la race des civils tués par balles. Une rétraction interprétée par certains journaux comme une reconnaissance de la mauvaise qualité de l’article. Toutefois, dans un éditorial, les éditeurs de PNAS ont précisé que le principal problème de l’article n’est pas l’étude en soi mais « la mauvaise interprétation et l’utilisation politique partisane d’un article scientifique après sa publication ». Le problème est donc bien, d’après PNAS, « en dehors du domaine de la science ».

Dans ce contexte, l’éditorial de Kousta dans Nature Human Behavior pourrait être considéré, non comme une rupture, mais plutôt comme une clarification publique des normes de publication en faveur de la justice sociale déjà intégrées par certains chercheurs et journaux scientifiques anglo-saxons. Mais comment expliquer cette politisation croissante de l’examen des articles scientifiques ?

Celle-ci pourrait être la conséquence de la très faible diversité politique au sein des chercheurs en sciences humaines. En 2010 aux USA, alors que le ratio entre libéraux et conservateurs était de 1 à 2 pour l’ensemble du pays, ce ratio était de 8 à 1 pour les professeurs en sciences sociales, de 10,5 à 1 en science psychologique et de 14 à 1 en psychologie sociale. Les psychologues ayant bien démontré la valeur de la diversité – en particulier la diversité des points de vue – pour améliorer la créativité, la découverte et la résolution de problèmes, certains experts se posent la question des effets de cette perte de diversité politique sur la production de connaissances en science du comportement.

Cette homogénéité politique pourrait affecter le processus d’examen par les pairs. Dans une communauté politiquement hétérogène, cet examen impliquera des individus adhérant à des valeurs différentes et donc peu susceptibles de tolérer un point de vue idéologique, quel qu’il soit. Mais dans une communauté très homogène, certaines valeurs peuvent être à ce point banalisées qu’elles en deviennent une norme indiscutable, rendant intolérable tout point de vue contraire.

Un problème qui ne concerne pas que les universités

Il est aujourd’hui largement admis que les connaissances scientifiques, de par leur capacité à générer des innovations technologiques et organisationnelles, sont le carburant de notre économie. Mais face aux menaces globales, telles que les pandémies, le changement climatique, la chute de la biodiversité ou la pollution, ces connaissances sont aussi de plus en plus indispensables à la gouvernance. En effet, pour que des individus de différentes nationalités, adhérant à des croyances religieuses ou politiques différentes, s’accordent sur une stratégie face aux menaces globales, une condition indispensable est un accord sur ce qui constitue la réalité. Or, seule une science non politisée, qui se préoccupe uniquement de ce qui est, et non de ce qui devrait être, peut espérer atteindre cet objectif.

Tout au long de notre histoire, les connaissances scientifiques ont violemment bousculé notre vision du monde ainsi que notre rapport au monde et à nous-mêmes. Ce faisant, il est évident qu’elles ont porté de graves préjudices à nos convictions religieuses, ethnocentriques et anthropocentriques. Aujourd’hui, nos sociétés libérales, interconnectées et multiculturelles, se caractérisent par une importante fragmentation éthique, par l’éclatement des normes communes au profit de multiples normes communautaires. Ce pluralisme des valeurs engendre fréquemment une polarisation des débats sur tout ce qui touche aux notions de bien ou de justice. Comment de nouvelles connaissances scientifiques pourraient-elles émerger si chaque communauté disposait d’un droit légitime de censure au sein des journaux scientifiques ?

Dans un monde exposé aux menaces globales et de plus en plus polarisé, il y a peu à gagner et beaucoup à perdre à tenter de politiser la science. Car comment conserver à la science sa crédibilité et donc son rôle dans les débats sociétaux si certaines communautés y imposent ouvertement leurs valeurs au nom de la justice ? Les partisans d’une justice académique devraient se rappeler que la censure est l’un des principaux outils du totalitarisme et que le déni de la réalité est l’apanage de l’obscurantisme et du dogmatisme.

Toutes les chroniques de * Carta Academica sont accessibles gratuitement sur notre site .

 

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13 Commentaires

  • Posté par Chalet Alain, dimanche 12 février 2023, 18:45

    Dupont Albert, aucune découverte n'est bonne ou mauvaise. Ce qui compte, c'est l'utilisation qu'on en fait.

  • Posté par Chalet Alain, lundi 13 février 2023, 11:00

    Monsieur Dupont, je parle de la découverte, la chose qu'on découvre. Mais vous parlez de la méthode employée pour y arriver, qui peut effectivement être dangereuse ou dommageable dans certains cas.

  • Posté par Dupont Albert, dimanche 12 février 2023, 20:43

    Mr Chalet, vous ne comprenez pas : si vous rendez en laboratoire des virus de plus en plus contagieux pour découvrir les mécanismes de contagiosité, vous courez le risque que le virus échappe du laboratoire et cause une pandémie. La recherche, autant que la découverte est dans ce cas dangereuse. Heureusement, le monde scientifique prend les devants et ce type de recherche commence à être interdit un peu partout. Idem pour les modifications d’embryons humains pour prendre un autre exemple. Une fois que la recherche est faite, le mal est fait dans certains cas

  • Posté par Lhermitte Jean-Yves , dimanche 12 février 2023, 11:32

     Faire progresser les connaissances et la compréhension est un bien public fondamental. Dans certains cas, cependant, les dommages potentiels pour les populations étudiées peuvent l’emporter sur les avantages de la publication » un vieux débat, demandé a openheimer s il regrette que ses recherches fondamentales aient conduit a la réalisation de la bombe atomique et in fine au bombardement de Nagasaki et Hiroshima.

  • Posté par Dupont Albert, dimanche 12 février 2023, 11:41

    Eh oui, pareil pour les recherches visant à étudier les risques pandémiques en augmentant la transmissibilité de virus. Tout progrès n’est pas forcément bon. Il faut peser les avantages des connaissances nouvelles face aux risques qu’elles peuvent engendrer. C’est faisable dans beaucoup de cas

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