Carta Academica: Au-delà des ruptures générationnelles, l’impossible mémoire des Rwandais de Bruxelles
Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : Depuis son arrivée en Belgique au milieu des années 1990, la diaspora rwandaise a connu d’importantes évolutions. Aujourd’hui, il existe une césure relativement nette entre ses membres scolarisés en Belgique et ceux qui ont été éduqués au Rwanda. Un trait d’union les unit cependant : la douloureuse histoire du génocide de 1994 et son impossible mémoire…

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.
Par Jean-Luc Nsengiyumva, docteur en sociologie, professeur invité à l’Université Saint-Louis et chercheur au Césir (Centre de recherches et d’interventions sociologiques)
Depuis plusieurs années, l’histoire coloniale belge fait l’objet de discussions plus ou moins vives dans les cénacles politiques ainsi que dans certaines sphères de la société civile. Ces débats, s’ils restent encore trop confidentiels, sont salutaires et participent à la mise en lumière d’un passé souvent méconnu du grand public. Néanmoins, force est de constater que l’accent reste principalement mis sur le seul Congo léopoldien, devenu belge en 1909. Or, la présence belge en Afrique centrale a également concerné le Rwanda voisin (1), passé sous mandat de la Belgique au lendemain de la Première Guerre mondiale. Les conséquences de cette mise sous tutelle furent elles aussi décisives pour l’avenir de ce pays et ont connu des évolutions particulièrement importantes au lendemain du génocide de 1994.
En effet, si la présence rwandaise était historiquement faible en Belgique, de nombreux Rwandais y ont trouvé refuge alors que leur pays sombrait dans l’horreur. Par conséquent, une importante diaspora (difficile à quantifier mais que l’on peut estimer à plusieurs dizaines de milliers de personnes) (2) s’y est établie, en particulier à Bruxelles. Cette ville occupe désormais une place telle dans l’imaginaire rwandais – on monte à Bruxelles comme d’autres montent à Paris – que celle-ci a été institutionnellement consacrée comme la capitale de toute la diaspora rwandaise. Près de trente ans après leur arrivée, ces Rwandais font désormais partie intégrante du paysage socio-politique belge, tout comme les débats qui les traversent.
À cet égard, il existe un hiatus entre les individus arrivés adultes en Belgique et ceux qui y ont été scolarisés, entre ce que nous appellerons la première et la deuxième génération. Les représentants de la première ont ainsi adopté les comportements « classiques » des émigrés primo-arrivants, à savoir la perpétuation du souvenir de la patrie d’origine à travers une série de rituels, de pratiques… en vue de préserver, par ricochet, sa propre identité. Il existe ainsi à Bruxelles un « entre-soi » dense fait de bistrots, d’églises, d’épiceries, d’associations culturelles et socio-professionnelles, etc., à travers lequel les Bruxellois d’origine rwandaise se prémunissent d’une crise identitaire qui proviendrait d’une rupture culturelle trop abrupte.
Ce besoin de (re)créer un « entre-soi » pour ne pas voir son identité se désagréger est ce qui distingue fondamentalement les deux générations. Les Rwandais scolarisés en Belgique n’ont en effet pas développé pareille « bulle communautaire ». Davantage intégrés dans la société belge, ils ont, par corollaire, été confrontés plus frontalement à la stigmatisation voire à la discrimination. Dès lors, leurs représentants se montrent bien plus sensibles à la question du racisme. Ceci s’explique également par leur « itinéraire moral », pour reprendre une expression de Goffman (1975) : socialisés en Belgique, ils ont évolué dans une société où les questions raciales ont gagné en visibilité.
Dans ce contexte, la réponse de ces jeunes d’origine rwandaise est double. D’une part, elle se fait sous la forme d’une affirmation de la différence et par la valorisation esthétique du corps noir. C’est dans ce sillage que s’inscrit, par exemple, le mouvement « Nappy » qui consiste, pour les femmes, à mettre en valeur leurs cheveux crépus plutôt qu’à les lisser. D’autre part, cette réponse prend la forme d’un intérêt pour la culture afro-américaine et la valorisation de ses figures iconiques (Martin Luther King, Rosa Parks etc.).
Poids du passé et poids des mots
En dépit des différences qui opposent ces deux générations, un douloureux trait d’union les relie cependant : les identifications ethniques issues de l’histoire conflictuelle du Rwanda. Les catégories « hutu » et « tutsi » sont ainsi plus hermétiques que jamais au sein de ces deux générations. Pour partie, cette cristallisation peut s’expliquer par la présence et l’activisme d’anciens dignitaires du régime Habyarimana à Bruxelles. Toutefois, rappelons que ces descriptions ethniques sont largement héritées du colonialisme (celles-ci étaient inscrites sur les cartes d’identité) et posent ces catégorisations de manière racialisée en insistant sur la différenciation physique. Cette vision est problématique car elle ignore non seulement les métissages mais aussi leur caractère socialement construit : avant cette période, les passages d’une ethnie à l’autre étaient possibles.
Si le leg colonial explique pour partie cette rigidité identitaire, il n’en est toutefois pas la seule cause. Cette dynamique a également pour origine la façon dont le génocide des « Tutsis » est relayé, aujourd’hui encore, dans la presse occidentale. En assignant aux deux grandes catégories ethniques les places de bourreaux et victimes, les médias occidentaux décrivent le génocide selon un récit similaire à celui de la Shoah, en assignant à l’ensemble des « Hutus » le rôle de génocidaires. En effet, s’il est évident qu’en 1994, la communauté hutue a été exposée à une rhétorique haineuse qui a amené certains de ses membres à prendre part au génocide, « les Hutus » dans leur entièreté ne sont pas des adeptes d’une idéologie extrémiste et mortifère comme ont pu l’être les Nazis, auxquels ils sont pourtant parfois comparés. Ainsi, par-delà leurs identités « ethniques », les Rwandais de Bruxelles préfèrent utiliser le terme d’interahamwe (du nom des milices à l’origine des massacres de 1994) pour désigner les génocidaires et autres négationnistes.
Cet échec du langage courant à retranscrire les dynamiques qui ont mené aux atrocités de 1994 n’est pas sans rappeler l’aphorisme que l’on prête à Albert Camus, selon lequel mal nommer les choses participe au malheur du monde. Au-delà du mot juste, ce constat indique surtout l’urgence qu’il y a à repenser collectivement, hors de la diaspora rwandaise, notre manière de raconter le génocide. Toutefois, vu sous cet angle, ce constat véhicule un message, somme toute, plein d’espoir : chaque Belge peut, par un simple choix sémantique, œuvrer à la réconciliation.
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Pour approfondir les questions esquissées dans ce texte, vous pouvez notamment écouter son auteur au micro de Paroles de Chercheur·euse·s, le podcast de l’Université Saint-Louis Bruxelles qui met les mains dans la recherche.
(1) Ainsi que le Burundi, dont nous ne traiterons cependant pas ici.
(2) Les statistiques ethniques sont en effet interdites en Belgique.
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S'abonnerQuelques règles de bonne conduite avant de réagir1 Commentaire
Et....? Quelle est la conclusion de cette carte blanche?