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Carta Academica: La Flandre soudainement saisie par l’histoire

Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : comment jeter des ponts entre la série historique « Het Verhaal van Vlaanderen » (sur la chaîne flamande VRT) et l’enseignement de l’histoire en Flandre ?

Chronique - Temps de lecture: 11 min

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

Frederik Dhondt.
Frederik Dhondt. - DR

Par le prof. Dr. Frederik Dhondt, Centre de recherches Contextual Research in Law, Vrije Universiteit Brussel.

Depuis le début de l’année 2023, Het Verhaal van Vlaanderen, une série documentaire basée sur un modèle danois, où un BV (« Bekende Vlaming ») initie le téléspectateur à l’histoire, accompagné d’experts interviewés, occupe le créneau de vingt heures de la principale chaîne du service public audiovisuel flamand, la VRT. Les monuments, musées et les marchands de journaux s’affichent avec Het Verhaal. En exergue de la série, Tom Waes, le présentateur, nous raconte, avec un clin d’œil, ô combien abstraits et « étrangers » lui parurent en tant qu’élève les cours d’histoire : les Grecs, les Egyptiens, les Romains… Mais que s’est-il vraiment passé « chez nous ? » Le cadre territorial retenu est celui de la « Flandre » telle qu’elle a été créée en Belgique depuis le XIXe siècle. On procède par arrêt sur images en dix épisodes. On ne mentionne pas Charlemagne, Jeanne et Marguerite de Constantinople, Charles le Téméraire, Charles Quint (né à Gand), Marie-Thérèse d’Autriche, Joseph II ou Napoléon. La narration de la plupart des épisodes est très monocausale : pas plus d’une hypothèse par émission (1).

Un projet aux origines idéologiques ?

L’accord du gouvernement Jambon prévoit pour le service public audiovisuel VRT à la fois des coupes budgétaires et une réaffirmation de sa fonction identitaire. Le Verhaal, commandé auprès d’une société de production externe, y est lié. Jambon nie cependant toute ingérence dans la production. Son prédécesseur, Geert Bourgeois, a déploré le manque de respect pour la Standaardtaal (la version plus policée de la langue néerlandaise, que nous sommes censés partager avec les Pays-Bas) (2). Bart De Wever (lui-même historien), a déploré le vocabulaire utilisé par un expert dans l’épisode consacré à la Bataille des Éperons d’Or (11 juillet 1302). Même si le parti (N-VA) est ouvertement séparatiste, ses dirigeants font preuve de retenue.

On peut facilement songer aux Secrets d’Histoire français de Stéphane Bern, dont la teneur, la sélection d’intervenants, les erreurs occasionnelles et le choix des épisodes ont subi le feu de la critique (3). La réponse a été de produire davantage d’épisodes et de décentrer le regard, par exemple en consacrant des émissions à des personnages féminins.

L’espace médiatique flamand est bien plus restreint, et ne prévoit pas les mêmes alternatives. L’histoire n’a pas la cote. Le XXe siècle est assez présent sur la deuxième chaîne, Canvas, avec notamment d’excellentes émissions centrées sur la mémoire de la collaboration, de la résistance et la colonisation (4), ainsi que l’achat de documentaires étrangers. En France, le public éclairé peut se replier sur les podcasts de France Culture animés par ou avec des universitaires (5), opter pour Des Racines et des Ailes, ou lire le magazine L’Histoire, nourri par les historiens professionnels. La consommation populaire de l’histoire en Flandre est plutôt cantonnée au secteur du patrimoine. À l’écran, on ne parle presque jamais du moyen âge, de l’époque bourguignonne, espagnole ou autrichienne, alors que les centres-villes fréquentés regorgent de vestiges architecturaux de ces périodes. Le tourisme international permet aux trésors des villes d’art et de culture de rayonner et rapporte donc de l’argent, ce qui lui assure la sympathie des gouvernants autant que des gouvernés.

L’apparition de Het Verhaal coïncide avec la confection par une commission mixte d’historiens et de personnalités diverses d’un « Canon » regroupant les principaux événements de l’histoire flamande. A la suite de l’exemple néerlandais, une liste de « fenêtres » sur le passé devrait compenser les lacunes du système éducatif, qui peine à reproduire le niveau approprié de connaissances auprès de la jeunesse. La N-VA a savamment tiré parti du malaise réel au sein du corps enseignant, en focalisant sa campagne de 2019 en partie sur la promesse de la revalorisation des « fondamentaux » (langue maternelle, mathématiques) et… de l’histoire. L’idéologie et le discours assez musclé de quelques figures de proue ont mené la classe des sciences humaines de l’Académie Royale Flamande des Arts et des Sciences (KVAB) à un rapport très critique, déconseillant aux historiens de prêter leur assistance à la confection d’une liste quelconque qui risquerait de simplifier le passé (6). Cependant, on peut s’interroger sur un rapport rédigé avant la sortie du Canon. Ne pécherait pas contre les règles élémentaires de la critique historique en condamnant un texte que l’on n’a même pas lu ?

Le contexte d’un succès indéniable

La Belgique est un pays fédéral. La réforme de l’État a commencé par la création des communautés culturelles (cultuurgemeenschappen), au début des années 1970, il y a cinquante ans. En 1988, depuis plus de trente-cinq ans, l’Enseignement vint s’y rajouter. On peut donc mettre la détérioration du niveau de l’enseignement au compte des gouvernements flamands successifs. Cependant, il paraît difficile de critiquer la dépense pour une émission de vulgarisation, somme négligeable dans l’ensemble du budget flamand (7). Les connaissances très rudimentaires du public en général méritent d’être complétées par une émission de télévision. L’audimat considérable de Het Verhaal indique l’engagement de groupes sociaux divers, dont on peut supposer que le contact avec l’histoire est très réduit ou inexistant (8). Je n’ai pas de souvenir depuis ma naissance d’une émission d’histoire qui fasse le sujet de la conversation chez le coiffeur (9).

La KVAB craint que les initiatives de vulgarisation ne servent à susciter un patriotisme flamand, à stimuler un certain repli identitaire, et à subjuguer le noble métier d’historien. Pour se défendre contre les critiques, l’historien gantois Jan Dumolyn a répondu qu’on aurait aussi facilement pu faire un « canon » belge (10). Le reste du pays n’est pas absent de Het Verhaal  : on voit la rétroprojection (anachronique) dans toutes les cartes montrées. Depuis 2012, les communautés flamande et française de Belgique ont conclu un accord de coopération (11). Puis naquit le « MuseumPASSmusées » en 2018. La carte connaît un succès considérable : le visiteur peut l’utiliser d’Arlon au Coq, de Lanaken à Erquelinnes, pour des musées locaux, provinciaux, dépendant des communautés ou encore dans quelques musées fédéraux. Qui s’imagine qu’on revienne en arrière ? La Belgique fêtera le bicentenaire de sa Révolution en 2030. Les occasions ne devraient pas manquer de faire appel aux historiens des deux communautés.

Les universités flamandes ont des centres de recherches en histoire considérables, jouissant d’une grande liberté de recherche et d’enseignement. Cela ne va malheureusement pas de pair avec un enseignement d’histoire d’excellence aux autres niveaux. On rogne sur les heures (12). La distribution inégale du capital culturel entre les élèves se révèle à l’entrée de l’université, par exemple pour un cours comme Histoire politique de la Belgique. Beaucoup d’étudiants confondent « catholique » et « chrétien », parlent de « libéralistes » au lieu de « libéraux », ne savent pas où placer la Seconde Guerre mondiale, le crash de 1929, Léopold II (déclarent parfois ne rien avoir appris du tout sur la colonisation et le rapport Belgique-Congo), s’imaginent le Troisième Reich aux alentours de la Paix de Westphalie ou ne sont pas au courant qu’Anvers ne se situait pas dans le comté de Flandre. Il n’est pas difficile de s’imaginer que nos jeunes soient des proies faciles pour la désinformation et la manipulation en ligne.

Cela ne constitue pas un obstacle insurmontable pour la pédagogie. Tout peut s’apprendre, et il n’est jamais vraiment trop tard. Enseigner l’histoire sert à faire réfléchir les étudiants, à les initier à des concepts comme la propriété, le capitalisme, les droits fondamentaux, les élections, la contestation, la liberté d’expression et l’opinion publique, la laïcité, les rapports de domination au sein de la société… ainsi qu’à renforcer leur esprit critique en utilisant des sources du passé. Le site Belgicapress de la Bibliothèque Royale fournit du matériel à n’en plus finir pour exposer les conflits et les émotions du passé, à travers la presse politisée, partisane mais aussi passionnante.

Il n’est pas surprenant qu’une émission de vulgarisation, à très noble ambition, ait à « se connecter » au niveau le plus accessible avec le public en général. Il est très logique qu’on mette en avant l’archéologie, les paysages et les traces physiques du passé pour captiver l’attention. Les épisodes progressent très lentement, et ne durent qu’une petite heure : combien de regards sur le smartphone, combien de « like », combien de clics, combien de vidéos TikTok s’intercalent dans le Verhaal  ?

Un écho « wallon » ?

Quiconque a regardé les émissions du Verhaal depuis le troisième épisode est frappé par l’emphase mise sur le comté de Flandre (deux des neuf provinces du territoire belge de 1831, deux des cinq de la région flamande actuelle), ou par le temps consacré au « Boerenkrijg ». Les querelles sur la « nationalité » belge du XIXe ne sont décidément pas loin. Les spectateurs y feraient-ils attention ?

Des journalistes et historiens francophones suggèrent de produire une Histoire de la Wallonie. En relisant la célèbre lettre du socialiste wallon Jules Destrée (1863-1936), adressée au Roi Albert Ier (1875-1934) en 1912, le lecteur ne peut s’empêcher de sourire (13). Destrée reproche à l’historien gantois Henri Pirenne d’avoir glorifié la Flandre à outrance dans son Histoire de Belgique, et y voit une preuve de plus que la Belgique ne prête pas attention à la mémoire… de la Wallonie (14). « Ils » (les pouvoirs établis dans le Royaume) « nous ont pris notre passé » (15). « Rien » ne serait enseigné sur le passé wallon. Le mouvement flamand qui s’approprie la mémoire de la bataille des Éperons d’Or de 1302 ou du Boerenkrijg de 1798, lui semble nourri par un sentiment de haine anti-français primaire (16). Invoquant le manque d’enthousiasme wallon d’apprendre une langue si ardue que le flamand, Destrée fustige l’exigence de bilinguisme du service public (17). Le socialiste wallon blâmait également l’antimilitarisme catholique et flamingant (qui fit obstruction à la conscription généralisée jusqu’en 1913) pour le manque de préparation de l’armée face à une possible invasion (on est loin de Jaurès…).

Le risque de nombrilisme

Ni le « canon » ni le « verhaal » ne prétendent à l’exhaustivité. Tout enseignant de l’histoire préserve sa liberté naturelle d’aller au-delà des thèmes traités, de les approfondir, de les mettre en contexte, voire de critiquer en classe ce que tout le monde a de toute façon vu chez soi (ce qui constitue une aubaine). Dans ce sens, la réaction du contemporanéiste gantois Bruno De Wever – qui s’oppose aux démarches du gouvernement flamand – fut très intelligente : d’autres initiatives doivent : « pluraliser » les récits historiques, et ainsi élargir le champ au-delà de possibles interprétations réductrices.

Le « problème » majeur avec le « Verhaal » est son manque d’attention pour le contexte européen et international dans lequel notre territoire a évolué. Même si le premier épisode s’aventure dans le Hainaut et la province de Liège, ces territoires disparaissent, à part une brève apparition de temps en temps dans une carte pendant quelques secondes. Bien sûr, les « meerwaardezoekers » (terme des années 2000 pour décrire le public de la chaîne Canvas) sauront compenser ce déficit (18). Mais mettons-nous à la place du téléspectateur, dont le périmètre culturel peut se limiter aux « Bekende Vlamingen » et à une culture essentiellement flamande et néerlandophone, à un âge où les revendications identitaires font école. Ne retiendrait-on pas que « la Flandre », « un territoire où nous vivons, habitons, travaillons avec 6,5 millions de gens », comme le répète Tom Waes chaque semaine, a toujours été la mesure des choses ? On ne peut pas reprocher un identitarisme explicite au gouvernement Jambon, qui parle avec soin du « territoire qu’on appelle aujourd’hui la Flandre », mais la nuance serait-elle vraiment captée par le public ?

Toutes les chroniques de * Carta Academica sont accessibles gratuitement sur notre site .

(1) Cf. les critiques du recteur de l’université d’Anvers, Herman Van Goethem, juriste et historien : De Morgen, 11 février 2023 : le Verhaal n’a « pas de niveau », on n’y pose pas de questions, le spectateur reste passif devant la narration.

(2)  Knack, 20 janvier 2023.

(3) « Mélenchon s’en prend à “Secrets d’Histoire”, Paris Match, 28 juin 2015.

(4)  Kinderen van de collaboratie, kinderen van het verzet, kinderen van de kolonisatie.

(5)  Le Cours de l’Histoire, Concordance des Temps, Avec Philosophie…

(6) J. Tollebeek, M. Boone, K. Van Nieuwenhuyse, Een canon van Vlaanderen. Motieven en bezwaren [KVAB Standpunten, 78] (Bruxelles : KVAB, 2022). Le « Canon » n’est pas encore sorti à l’heure de l’écriture de ce texte.

(7) 2,4 millions d’euros, contre 62 milliards.

(8) 1,6 million de spectateurs (nº1) pour le premier épisode, 1,54 million (nº1) pour le quatrième, consacré à la bataille des Éperons d’Or.

(9) Sauf probablement les émissions de Maurice De Wilde sur la collaboration et la résistance au début des années 1980, récemment mises en ligne par le service des archives de la VRT.

(10) Interview de Jan Dumolyn, Knack, 15 novembre 2022.

(11) Accord de coopération culturelle entre la Communauté flamande et la Communauté française de Belgique, 7 décembre 2022, Moniteur Belge, 13 décembre 2013, plus de quarante ans après le début du processus de la réforme de l’État.

(12) « Frustratie over minder lessen aardrijkskunde en geschiedenis », De Morgen, 15 février 2023.

(13) Ici dans une traduction flamande : Jules Destrée (traduction : « Avanti »), « Brief aan den Koning over de Scheiding van het Walenland en van Vlaanderen », Germinal (Gand : Samenwerkende « volksdrukkerij », 1912). Publication initiale : Jules Destrée, « Lettre au roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre » [Revue de Belgique, 15 août 1912] (Bruxelles : Weissenbruch, 1912).

(14) Destrée, Brief, 23.

(15) Destrée, Brief, 23.

(16) Destrée, Brief, 24.

(17) Destrée, Brief, 25-26.

(18) M. Beyen, M. Boone, B. De Wever, L. Huet & B. Meijns (dir.), Histoire mondiale de la Flandre (Bruxelles : La Renaissance du Livre, 2020).

 

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1 Commentaire

  • Posté par ONCKELINX DANIEL, lundi 27 février 2023, 15:50

    Question à l'auteur: qui fait l'erreur de rendre Henri Pirenne gantois ? Jules Destrée? Pirenne était verviétois

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