Carta Academica: à quoi servent les pédagogues?
Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : Cette chronique répond à celle de Julie Allard, publiée le 21 janvier dernier, en présentant une autre vision des sciences de l’éducation.

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.
Par Alain Content, professeur honoraire en psychologie cognitive et psycholinguistique à l’ULB,
La récente chronique publiée sous l’égide de Carta Academica, « La pédagogie au service d’une approche managériale des institutions publiques », soulève plusieurs questions intéressantes et importantes, mais propage une vision inexacte des sciences de l’éducation et de la réforme de la formation initiale des enseignants. La thèse soutenue par l’auteure, Mme Julie Allard, professeure de philosophie du droit, se résume de la façon suivante : les sciences de l’éducation contemporaines trouvent leur inspiration dans l’appareil conceptuel et les méthodes du management public. Avec cet outillage, elles produisent des analyses critiques qui conduisent à une vision négative de l’enseignement. Ces représentations leur permettent, en retour, de justifier leur propre expertise pour promouvoir les changements du système éducatif. Selon l’auteure, la réforme de la formation initiale des enseignants en Belgique francophone est une illustration de cette collusion entre sciences de l’éducation et management néolibéral.
Une vision réductrice des sciences de l’éducation
Quiconque s’est intéressé ne serait-ce que de loin aux questions d’éducation et d’enseignement ne peut manquer de faire le constat que les « sciences de l’éducation » ne constituent pas un domaine homogène, ce que reconnaît bien Julie Allard dans son texte. Rappelons-le, le champ des sciences de l’éducation a la particularité d’être intrinsèquement multidisciplinaire. Il rassemble des chercheurs et chercheuses issus de disciplines différentes : sociologie, philosophie, histoire, économie, psychologie, pédagogie, didactique… et il s’intéresse tant à des questions fondamentales (finalités de l’enseignement, nature des savoirs scolaires, relation éducative…), qu’à des problématiques concrètes (comment évaluer les connaissances et compétences des apprenants, quels sont les effets des dispositifs d’enseignement sur les différences individuelles, comment former de futurs enseignants…). Et de fait, les scientifiques qui s’identifient à ce domaine portent des préoccupations et des points de vue divers et sont susceptibles de se rattacher (ou d’être associés) à des tendances idéologiques et politiques variées. Rien d’étonnant à cela : en philosophie également, par exemple, on rencontre des courants progressistes, néolibéraux, conservateurs, ou réactionnaires.
La représentation que la chronique donne des sciences de l’éducation est partielle, et loin de faire justice à la réalité du champ. L’idée que « dans leur grande majorité, elles [les sciences de l’éducation] véhiculent des représentations compatibles avec le management public et utilisent les mêmes outils » ne rend pas compte de la diversité des courants et des débats qui traversent la discipline. Caractériser les sciences de l’éducation de cette façon n’a pas plus de sens que déclarer, sans l’appui d’une analyse sociologique sérieuse, que la philosophie contemporaine est dominée par un courant utilitariste ou par l’approche analytique anglo-saxonne. Des travaux en sciences de l’éducation qui portent sur l’organisation du système scolaire s’inspirent en effet des concepts et des outils du management, de la sociologie ou de la psychologie des organisations. De tels emprunts se justifient par la proximité des problématiques et ne paraissent pas choquants, sauf à associer toute réflexion sur la gestion des établissements avec une perspective « néolibérale ». De même, l’affirmation selon laquelle le problème de l’échec scolaire serait « construit par une grande partie des sciences de l’éducation comme un problème d’incompétence pédagogique des enseignants ou de mauvaise organisation des établissements » ne reflète nullement les résultats des études menées en sciences de l’éducation. S’il existe effectivement des travaux mettant en exergue l’impact de certaines caractéristiques des enseignants sur les apprentissages (ce qu’on appelle « l’effet-maître »), ils n’ont pas tant pour objet de dénoncer « l’incompétence » des enseignants mais plutôt de comprendre les mécanismes qui sont susceptibles de produire des inégalités ou des difficultés dans la classe. Par ailleurs, des équipes réputées, tant dans le monde francophone qu’anglo-saxon, ont mené et mènent des recherches sur les déterminants socioculturels et socio-économiques de l’échec dans les études. Si des ressentis tels que décrits par Mme Allard existent, ce n’est donc pas du fait des travaux de la discipline, mais plutôt des mesures mises en œuvre par les autorités administratives.
Le rôle des pédagogues
Par ailleurs, il n’est pas étonnant qu’un certain nombre d’enseignants-chercheurs en sciences de l’éducation s’intéressent au management de l’enseignement et aux politiques de l’éducation. Après tout, l’organisation de l’enseignement est une question essentielle, au cœur de leur domaine d’expertise. Que des pédagogues et autres experts en éducation aient pris une place importante dans la conception des réformes en cours (pacte d’excellence, réforme de la FIE) ne devrait donc pas surprendre. Au contraire, leur absence serait étrange, voire scandaleuse. En matière d’enseignement comme pour beaucoup d’autres aspects des politiques publiques, contribuer à la réflexion et informer les dossiers fait en effet partie intégrante des missions du monde académique.
À l’instar d’autres secteurs du non-marchand, l’enseignement supérieur de la FWB souffre d’un manque criant de moyens, dû au définancement chronique et à la massification. Les faits sont connus. De plus, les décrets qui cadrent l’enseignement supérieur ont progressivement augmenté les contraintes organisationnelles et limité la liberté d’action et les choix pédagogiques des enseignants. Les charges administratives ne cessent de croître, au détriment du temps consacré à l’enseignement, à la recherche, et à la réflexion pédagogique. Ainsi, dans son discours de rentrée, la rectrice de l’ULB Annemie Schaus concluait « quand on est à bout de souffle, rien ne sert de courir, il faut s’arrêter un temps. Le temps de réfléchir – ensemble – et de réinventer le présent et l’avenir, la ligne de départ et la ligne d’arrivée. » Mais attribuer aux pédagogues et autres experts en éducation la responsabilité de ces évolutions sociales et politiques n’aide pas à réfléchir, et relève de mécanismes de pensée analogues à ceux qui ont été à l’œuvre dans la crise covid, lorsque les experts scientifiques ont été accusés de complaisance vis-à-vis d’intérêts politiques ou économiques cachés, voire d’être à l’origine du confinement et des difficultés majeures des secteurs concernés.
Sur la réforme de la formation initiale des enseignants
Le décret de décembre 2021 organisant la réforme de la formation initiale des enseignants est l’aboutissement d’un processus entamé formellement vers 2009, dans la déclaration de politique communautaire du gouvernement de l’époque. Le débat sur la « masterisation » de la formation des enseignants en Communauté française de Belgique est en fait ouvert depuis bien plus longtemps, dès les années 1990. La première étape du processus a comporté une large consultation des acteurs institutionnels (pouvoirs organisateurs, syndicats, universités, organes consultatifs, etc.), et une enquête de grande ampleur menée par une équipe de sociologues auprès d’enseignants de terrain, de formateurs des hautes écoles et des universités, de directeurs d’établissements, d’étudiants et de jeunes diplômés menée par une équipe des Facultés universitaires Saint-Louis. C’est sur la base des constats rassemblés dans le rapport « Évaluation qualitative, participative et prospective de la formation initiale des enseignants en Fédération Wallonie-Bruxelles » publié en 2012 que le premier projet de réforme s’est construit. Le travail préparatoire a été confié à un groupe constitué de représentants des quatre types d’institutions concernées par la formation des enseignants (universités, hautes écoles, écoles supérieures des arts et établissements de promotion sociale). Le rapport du groupe des quatre opérateurs proposait le principe de programmes de master en cinq ans pour tous les niveaux de l’enseignement, programmes organisés via des collaborations entre institutions (hautes écoles, universités, enseignement supérieur artistique) (1). Les négociations politiques ont abouti en 2019 à une première version du décret, révisée en décembre 2021. La réforme de la formation initiale des enseignants n’est donc pas l’œuvre d’une équipe de pédagogues en chambre, tant s’en faut.
Le résultat n’est cependant pas à la hauteur de toutes les espérances. Pour les futurs enseignants du fondamental et du secondaire inférieur, la formation passe à quatre ans et non cinq comme proposé initialement. Une partie des objectifs à l’origine du projet ont été relégués au second plan (2), voire abandonnés : valorisation sociétale du métier ; articulation étroite entre savoirs transmis, expériences pratiques, et apports de la recherche ; développement d’une posture autonome et réflexive… Le dispositif est lourd, complexe, et coûteux. Les conditions et le contexte de sa mise en œuvre sont loin d’être idéales. Les moyens financiers attribués pour la création des nouveaux programmes ne sont pas garantis, et certains craignent qu’ils obèrent la prise en compte d’autres besoins urgents. On peut donc comprendre les inquiétudes et les résistances. Mais la description selon laquelle le décret renforce « les compétences pédagogiques et organisationnelles au détriment des savoirs disciplinaires » ne rend pas pleinement compte des réalités. La place décernée à la maîtrise des savoirs disciplinaires peut au contraire être renforcée par l’intervention de l’université dans les maquettes concernant le fondamental et le secondaire inférieur, où des faiblesses étaient parfois rapportées. C’est en tout cas le choix qu’a fait le consortium regroupant l’ULB et les trois hautes écoles partenaires (HE2B, HEFF, HELDB) en y contribuant de manière très significative. Par contre, les activités dévolues à la pédagogie, mais également aux sciences humaines, à la didactique de la discipline à enseigner, et à la formation pratique augmentent dans la Section 4, qui forme les enseignants du cycle secondaire supérieur. Ces éléments étaient antérieurement réduits à peau de chagrin (30 crédits soit 10 % de la formation en tout et pour tout, incluant enseignements généraux, didactique, séminaires et stages pratiques). Le décret prévoit maintenant 80 crédits (soit environ 25 % sur l’ensemble de la formation) qui prennent place en master, ce qui implique effectivement, dans les filières de formation à l’enseignement, une diminution de la part consacrée aux contenus disciplinaires plus spécialisés.
Les mots et les maux
Par un usage abondant de ce qu’on appelle parfois les guillemets d’ironie pour des termes qui proviennent du vocabulaire technique du domaine ou des administrations (« piloter », « objectifs », « qualité », « usagers », « apprenants », « processus », « production », « opérateurs de formation », « crédits », « accumuler »…), la chronique entend marquer une supposée proximité entre sciences de l’éducation et pratiques managériales. Dans l’implicite de cet emploi de discours se profile l’idée qu’il va de soi que définir des objectifs, concevoir des plans d’action, piloter et évaluer les programmes, etc. ne peuvent être que des maux que la bureaucratie néolibérale impose aux enseignants débordés, en connivence avec les pédagogues. Mais semble-t-il vraiment déraisonnable, par exemple, de se donner des outils pour évaluer les programmes d’enseignement en prenant en compte l’avis des étudiants qui y ont participé ? De souhaiter que les programmes d’étude fassent l’objet d’une réflexion collégiale, permettant que chaque enseignement et chaque enseignant y trouve sa juste place ?
En conclusion, la représentation des sciences de l’éducation que la chronique diffuse me semble très éloignée de la réalité de la discipline et ne pas reposer sur une observation correcte des rapports de forces en présence dans les réformes du système éducatif. En attribuant aux pédagogues un « monopole d’expertise sur le système éducatif » et une influence majeure dans les décisions d’orientation politique, l’auteure se trompe de responsable et semble vouloir déclencher ou alimenter une polémique, là où, effectivement, un dialogue ouvert et des débats respectueux s’avèrent urgents et essentiels.
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(1) Voir notamment la présentation critique publiée par ChanGements pour l’Égalité en 2015.
(2) « Ne bradez pas la formation initiale des enseignants ! », La Libre, 29-06-21 ; « On n’en veut pas ! » : les syndicats rejettent la réforme de la formation initiale des enseignants validée par le gouvernement, La Libre, 18-05-21.
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S'abonnerQuelques règles de bonne conduite avant de réagir2 Commentaires
Ce monsieur devrait avoir un petit peu plus de modestie. Les "sciences" pédagogiques modernes ont réussi le tour de force de faire en sorte que ce qui était acquis à la fin du primaire dans les années septante n'est même plus acquis à la fin du secondaire maintenant. La crise sanitaire a démontré à quel point c'est dangereux. Comment voulez-vous que la population maîtrise encore les caractéristiques de la fonction exponentielle quand nos jeunes apprennent à maîtriser les fractions qu'en deuxième année secondaire. Pourquoi se préoccuper de la fonction exponentielle me diriez-vous. Tout simplement, parce qu'elle permet de bien d'en apprécier le caractère explosif. Et donc de se méfier des phénomènes qui suivent une loi exponentielle même en première approximation. Vu les "états de service" des "sciences" pédagogiques modernes, une sérieuse remise en question est absolument nécessaire.
Personnellement, ce n'est pas la maîtrise de la fonction exponentielle qui m'a permis d'obtenir une licence en philologie germanique et une agrégation de l'enseignement secondaire supérieur à l'université de Liège. Et ce n'est pas la méconnaissance totale de cette fonction mathématique qui a fait de ma vie une catastrophe, loin de là... En revanche, les maths, à l'athénée, j'ai abhorré. À chacun ses besoins et ses plaisirs... P.S. Je pense qu'il serait davantage nécessaire que la population maîtrise sa langue maternelle ; on est loin du compte.