L’Amérique reprend ses esprits après la tuerie de Dallas

Un silence de mort plane sur le centre-ville de Dallas, transformé en no man’s land lugubre depuis la tuerie insensée de jeudi soir. Tout autour du parking El Centro, au croisement de Lamar et Main street, où le sniper Micah Xavier Johnson a été tué par un robot piégé après avoir assassiné cinq policiers et blessé sept autres, marshalls et texas rangers en stetson montent la garde derrière des banderoles jaunes annonçant une « scène de crime », salués chaleureusement par de rares badauds. Sur Griffin street, un petit bout de chou latino s’immobilise devant une armoire à glace en uniforme, et lui rend un salut militaire. Une chaleur suffocante a envahi les grandes artères désertes. En quête d’ombre et de fraîcheur avec son fils Elijah, 5 ans, Kellon Nixon trouvé refuge sous un porche. Ce pasteur noir trentenaire et sportif, coupe au carré poivre et sel, ne pense qu’à une chose : réconcilier les communautés, faire sauter ce « fossé racial insupportable ». « Ce cancer qui ronge les esprits », ces préjugés fondés « sur la seule couleur de peau » et « qui incitent les policiers à tirer sans sommation » lors de simples contrôles de routine. Ces accès de rage intérieure qui font basculer un cerveau dérangé comme celui de Johnson, visiblement convaincu que la police américaine s’efforcerait « d’éradiquer la race noire », comme il le marmonnait parfois à ses fréquentations. Black Lives Matter Kellon est en colère également, à sa manière. Lui et Elijah étaient de la marche avec huit cents autres personnes jeudi, celle du mouvement Black Lives Matter. Les premiers coups de feu ont provoqué une folle débandade dans les rues adjacentes. « Je venais montrer à mon fils que les vies noires comptent, et je me suis rendu compte soudain que toutes les vies comptaient, quelles qu’elles soient ». La survie à tout prix, soudain, outrepasse les résolutions initiales : il s’agissait de protester pacifiquement contre ces pratiques policières abusives, qui ont provoqué la mort de trois Afro-américains la semaine passée, à St Paul (Minnesota), Brooklyn (New York) et Baton Rouge (Louisiane). Et le geste fou d’un détraqué a tout gâché, menaçant d’attiser la haine raciale à travers le pays. Alors, ce samedi, après avoir pesé et soupesé les gestes symboliques possibles, il a distribué fruits et rafraîchissements aux agents de police en faction, ravis et un peu incrédules devant ce bon samaritain à peau sombre. [scald=1616944:sdl_editor_representation] Peu importe que ses fidèles de l’église d’el Benito ne l’aient pas suivi, malgré l’appel lancé sur Facebook. Les médias, ce samedi, recommandaient d’éviter le centre-ville, devant l’imminence d’une nouvelle menace dirigée contre le quartier général de la police, sur Lamar street, l’intervention ultérieure des unités d’élite SWAT et une traque haletante, bien que stérile, contre un suspect finalement introuvable. Il importait de parler au plus grand nombre. Kellon Nixon y est parvenu vendredi, à la faveur d’un témoignage passionnel sur NBC, dans lequel il appelait ses compatriotes à « renier l’appât du gain » et « retrouver une morale de vie ». [scald=1627158:sdl_editor_representation] « Toutes les vies se valent » Depuis, son téléphone sonne sans discontinuer. « Les gens me demandent de créer mon propre mouvement ! sourit le père d’Elijah, acquis à la philosophie de non-violence jadis prônée par Martin Luther King. Mais il est ici, le mouvement : dans cette rue ! Il suffit pour un Afro-américain d’apporter des fruits à de policiers blancs, et vous franchissez cette barrière raciale. Vous montrez que toutes les vies se valent, que nous ne sommes qu’une seule et même race ! » Sur le trottoir en face, au croisement de Lamar et Jackson street, un marshall adresse un signe jovial de la main, auquel répond courtoisement le pasteur. Lors de la manifestation, jeudi, les « hommes en bleu » posaient bras dessus, bras dessous avec les manifestants, engageaient volontiers la conversation sur la question des brutalités policières. Cruelle ironie : malgré son passé ségrégationniste, le climat de haine qui entourait l’assassinat du président John Fitzgerald Kennedy en 1963, sur Dealey Plaza, à deux pas de Lamar street, Dallas avait fait un long chemin et engagé un travail de fond auprès des minorités, pour juguler le cycle infernal de la défiance et « troquer la haine pour l’amour », comme le dit joliment un autre pasteur local engagé, le révérend Michael Waters. « Il y a des problèmes bien sûr, reconnaît Kellon Nixon.Les préjugés ne disparaîtront que le jour où le Christ reviendra sur Terre. Mais la police ici fait du bon travail ». « Merci » Dallas ne manque pas de leaders spirituels, ces individus solaires vers lesquels il est si évident de se tourner dans l’adversité. Vendredi, le chef de la police, David Brown, Afro-américain lui aussi, s’est livré à un plaidoyer vibrant en faveur de la réconciliation entre les communautés, touché par les manifestations de solidarité affluant d’Amérique et d’ailleurs. « Il n’est pas courant dans ce métier de dire merci, mais je vous le dis : merci ». « Merci ! » tonne la foule en coeur. Aux côtés de Brown, le maire blanc Mike Rawlings martèle du poing le pupitre en plein air : « Les mots comptent, le leadership compte en ces heures décisives. Nous devons combler ce fossé entre les communautés ! » Brisé par l’émotion, David Brown a baissé la tête, se recueillant un bref instant. Malgré son parcours exemplaire, le « superflic » noir de Dallas n’a pas été épargné par les épreuves : jeune « cop », il a perdu son mentor, abattu par un forcené ; son petit frère a été assassiné par des trafiquants de drogue ; son propre fils, enfin, alors âgé de 27 ans, a été tué par des policiers après une interpellation musclée, entraînant aussi la mort d’un de ces derniers. [scald=1627156:sdl_editor_representation] Rien n’est écrit, pourtant. Brown a su maintenir le cap, pour devenir un des commissaires les plus respectés du pays. Kellon Nixon, lui aussi, revient de loin : plus jeune, il vendait de la marijuana dans le parc Ferris Plaza, à deux pas du porche où nous conversons. Deux policiers, « des Anglo-américains », précise-t-il, l’ont remis dans le droit chemin : en l’interpellant mais en le relâchant aussitôt après l’avoir délesté de sa drogue. « Ils m’ont demandé si j’aimais mes parents, et si je croyais en Dieu, relate-t-il, toujours infiniment reconnaissant. Aucun noir ne m’a jamais tendu la main ainsi ! » L’espoir, Kellon Nixon l’a chevillé au corps. Il rêve d’une société qui saurait s’affranchir des armes omniprésentes. Il sait aussi que les passions sont éphémères. Ces policiers blancs enlaçant de jeunes noirs avec émotion ne tarderont pas à retrouver leurs vieilles habitudes, conditionnées par les réflexes acquis à l’académie : tirer pour tuer, ne prendre aucun risque dans un pays où les citoyens sont parfois plus lourdement armés qu’eux. Les gerbes de fleurs recouvrant les deux véhicules de patrouille stationnés devant le siège du Dallas Police Department se fâneront bientôt. « Ce qui compte, c’est ce qui va se passer dans deux ou trois mois, insiste Kellon Nixon. Quand tout le monde aura repris le cours normal de sa vie et que les événements de jeudi seront retombés dans l’oubli relatif. Que se produira-t-il alors ? » Le pasteur se lève, attrape la main de son fils qui s’impatiente et s’excuse de ne pouvoir rester plus longtemps. Il lui faut préparer son sermon du dimanche matin. Que prêchera-t-il ? L’homme de Dieu réfléchit un instant. « Je parlerai d’amour, d’unité et de solidarité. D’entraide. Car nous avons besoin de l’autre, pour fonder cette nation apaisée que nous devrions être ».

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