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Carta Academica – La Charte de l’énergie et sa clause de survie: comment sortir de l’imbroglio?

Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine :

Temps de lecture: 10 min

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

Nicolas de Sadeleer.
Nicolas de Sadeleer. - D.R.

Par Nicolas de Sadeleer, professeur ordinaire et chaire Jean Monnet à l’université Saint-Louis – Bruxelles

Un nombre croissant d’Etats membres de l’UE dénoncent la Charte de l’énergie au motif que sa clause d’arbitrage compromettrait la décarbonisation de l’économie. Ne prennent-ils pas le risque d’être poursuivis, pendant les vingt années qui suivront la dénonciation, par des investisseurs étrangers devant des tribunaux arbitraux ? En effet, la dénonciation de la Charte de l’énergie ne supprime pas sa « clause de survie » qui garantit les droits des investisseurs sur le long terme. L’enjeu est désormais de neutraliser cette clause pour que les politiques climatiques et énergétiques nationales ne soient plus entravées par les recours introduits par des investisseurs devant des tribunaux arbitraux.

L’objectif de neutralité climatique de l’UE devrait accélérer la décarbonisation de la production énergétique et accroître les investissements dans les énergies vertes au détriment des investissements dans les énergies fossiles. Un certain nombre d’investisseurs sollicitent déjà l’obtention de compensations pour les pertes subies en raison de la suppression du recours aux énergies fossiles auprès de tribunaux arbitraux au motif que l’Etat sur le territoire duquel ils ont investi aurait enfreint les droits qui leur ont été conférés par le Traité sur la charte de l’énergie de 1994 (TCE). En cas de conflit avec les autorités nationales, les investisseurs étrangers bénéficient d’un accès direct à un tribunal arbitral (connu sous l’acronyme « ISDS » pour «  Investor-State Dispute Settlement), en vue d’éviter que leur contentieux ne soit tranché par les juridictions étatiques. La sentence arbitrale est définitive car elle ne peut faire l’objet d’un appel.

Affrontement de cultures juridiques

Ce mécanisme d’arbitrage privé ferait peser une épée de Damoclès sur les autorités nationales qui décideraient de s’affranchir des combustibles fossiles. L’ISDS, le tribunal arbitral prévu par le TCE, a manifestement dépassé les attentes de ses auteurs, puisqu’il a d’ores et déjà connu plus de 145 litiges, dont plus de 70 % se rapportent à des différends opposant des investisseurs résidant dans un État membre de l’UE à un autre Etat de l’UE sur le territoire duquel ils ont investi. Fondamentalement, ce sont des cultures juridiques fort distinctes qui s’affrontent. Du côté du droit international de l’investissement, le mécanisme ISDS est inspiré de l’arbitrage commercial international fortement imprégné du droit anglo-saxon (ou de la « common law »). Ceci explique l’importance que revêt la procédure dans le cadre des contentieux arbitraux. En outre, les tribunaux arbitraux retiennent une interprétation littérale et extensive des traités d’investissement. Lorsqu’ils sont condamnés, les Etats doivent supporter le coût élevé des procédures et les dommages accordés aux investisseurs lésés. Pour les Etats défendeurs, appartenant principalement à la famille de droit civil (ou droit continental), l’objectif poursuivi par le législateur devrait prévaloir sur une interprétation littérale des droits accordés aux investisseurs étrangers. Les mesures réglementaires restreignant leurs droits sont présumées favoriser l’intérêt général (présomption de légalité). Enfin, alors que les tribunaux arbitraux jugent que les mesures étatiques portent atteinte au respect des attentes légitimes des investisseurs, ce principe est interprété strictement par les juridictions nationales. Un dialogue de sourds !

Le 2 septembre 2021, la Cour de justice de l’UE (CJUE) a jugé que la clause ISDS du TCE était contraire au droit de l’UE pour les contentieux intra-européens. En effet, les juridictions ordinaires et non pas les tribunaux arbitraux doivent trancher les contentieux qui opposent les investisseurs européens aux Etats membres car ces litiges concernent l’interprétation et l’application du droit de marché intérieur. En revanche, l’ISDS est préservé pour les contentieux extra-européens (un investisseur algérien intentant un recours contre les autorités belges).

Mettre à la page un traité anachronique

Soucieux de mettre à la page un traité anachronique qui fait la part belle aux fonds d’investissement, le Conseil de l’Union européenne (ou Conseil des ministres) a mandaté il y a deux ans la Commission européenne pour négocier avec les autres Etats parties une « modernisation » du TCE. Le 24 juin 2022, après quinze cycles de négociations, un accord de principe fut conclu entre les 53 Etats parties au Traité sur la Charte de l’Energie. Les avancées obtenues au terme de ces négociations sont loin d’être négligeables : extension de la liste des produits énergétiques à des produits favorables à une économie décarbonée (hydrogène bas carbone, biomasse, biogaz, ammoniac anhydre, etc.) ; introduction d’un mécanisme de flexibilité permettant à l’UE et au Royaume-Uni d’exclure progressivement la protection des énergies fossiles ; mise en place d’un meilleur encadrement des droits accordés aux investisseurs (traitement juste et équitable, expropriation indirecte) ; reconnaissance du droit de réglementer dans l’intérêt général ; réduction des délais et des coûts des contentieux manifestement irrecevables ou abusifs et renforcement des clauses sociales et environnementales applicables aux entreprises d’énergie.

Faut-il voir le verre à moitié plein ou à moitié vide ? Un grand nombre d’O.N.G., suivies par plusieurs Etats membres de l’UE, estiment que ce traité modernisé n’est pas à la hauteur des enjeux climatiques. On lui reproche notamment de permettre aux entreprises de combustibles fossiles de contester les restrictions apportées par les Etats membres de l’UE à leurs investissements existants pendant une période de 10 ans suivant son entrée en vigueur. Les dispositions en rapport avec le développement durable n’ont pas d’effet contraignant et ne peuvent donc être invoquées devant les juridictions. Qui plus est, la suppression de la compétence de l’ISDS pour les contentieux intra-européens (ceux qui opposent un investisseur luxembourgeois à l’Espagne, par exemple) risque de ne pas voir le jour de sitôt. En effet, l’entrée en vigueur de la clause de déconnexion prévue par le traité modificatif pourrait ne pas aboutir, car elle requiert dans un premier temps l’unanimité des parties et, ensuite 41 ratifications (parmi les 53 Etats parties, dont l’UE, au Traité).

Un échiquier politique sur des sables mouvants

La Commission européenne, qui a négocié le traité modernisé et qui dispose du pouvoir d’initiative en droit de l’UE, a pris la mesure de l’opposition croissante de la part de plusieurs Etats membres, et non des moindres, au Traité existant ainsi qu’à sa version modernisée. Alors que l’Italie a déjà dénoncé le TCE en 2016, la Pologne, l’Allemagne, la France, l’Espagne, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Slovénie ont annoncé à leur tour leur intention de le dénoncer. Dans un document non officiel du 7 février 2022, la Commission préconise un retrait coordonné à la fois de l’UE et des 26 Etats membres parties au TCE. Ce revirement est d’autant plus spectaculaire que cette institution avait négocié pendant plus de deux ans le processus de modernisation. En revanche, d’autres Etats soutiennent la conclusion du traité modernisé. Aussi le désordre l’emporte-t-il sur la coordination souhaitée par la Commission. Le Conseil des ministres de l’UE pourrait dénoncer le traité original, à condition d’atteindre une majorité qualifiée en son sein. Enfin, le 24 novembre 2022, le Parlement européen, qui « approuve » les accords internationaux que le Conseil doit conclure, a exigé que l’UE dénonce le TCE.

La clause de survie, une pilule empoisonnée

A priori, le retrait d’un État partie du TCE a pour effet de supprimer le consentement qu’il a accordé préalablement à l’arbitrage international. Cependant, la dénonciation du TCE ne les mettra pas à l’abri de recours intentés par des investisseurs devant un tribunal arbitral ad hoc. En effet, pendant 20 ans après la prise d’effet du retrait, les tribunaux arbitraux pourront encore être saisis par les investisseurs, en vertu de la clause de survie (sunset clause). Si cette clause n’a rien d’exceptionnel en droit international des investissements, il n’en demeure pas moins que cette pilule empoisonnée dissuade actuellement bon nombre d’États de dénoncer le TCE. Ainsi, depuis son retrait unilatéral du TCE en 2016, l’Italie a fait face à pas moins de sept réclamations fondées sur la clause de survie, dont les montants cumulés dépassent les 400 millions USD. Toutefois, elle n’aurait pas été à l’abri de ces litiges si elle était restée partie à ce traité.

Neutralisation de la clause de survie

Comme l’Etat désireux de se retirer du TCE ne se trouvera pas à l’abri du contentieux ISDS pendant les 20 ans qui suivent sa dénonciation, est-il en mesure d’éliminer un tel risque ? La voie royale serait de neutraliser cette clause de survie au moyen de la conclusion d’un traité modificatif du TCE, ce qui est impensable en raison de l’opposition de plusieurs Etats parties au TCE. L’alternative serait qu’un nombre limité d’Etats européens concluent entre eux un accord dit inter-se dont l’objet viserait à neutraliser la clause de survie. Cet accord serait suivi de la dénonciation du traité d’investissement original. Cette neutralisation s’appliquerait uniquement aux relations mutuelles des 27 Etats membres de l’UE, les dispositions originales du TCE restant applicables entre les autres parties. Si une telle option devait être retenue, elle ne porterait pas atteinte aux droits d’autres Etats parties, tels l’Ouzbékistan, le Turkménistan et le Kazakhstan. Leurs investisseurs seraient toujours en mesure de recourir à l’arbitrage pour faire valoir leurs droits à l’encontre d’Etats européens. De même, les investisseurs européens investissant en Asie centrale continueraient à bénéficier des droits et de la clause ISDS. C’est précisément la neutralisation de la clause de survie grâce à l’adoption d’un accord inter-se (entre un nombre limité de parties) qui est actuellement débattue chez nous, à la Chambre des représentants.

La conclusion d’un accord de neutralisation sonnera-t-il le glas des contentieux arbitraux ?

Certes, il n’est pas certain que l’adoption d’un tel accord inter-se mette fin aux querelles entre les thuriféraires du droit de l’investissement et les spécialistes du droit de l’UE. Les tribunaux arbitraux saisis par des investisseurs pourraient toujours se considérer compétents en jugeant qu’un futur accord de neutralisation de la clause de survie devrait être écarté car contraire au TCE. On le sait, depuis que la CJUE a jugé l’ISDS intra-européen incompatible avec l’autonomie du droit de l’UE, les tribunaux arbitraux font de la résistance, en refusent de reconnaître la primauté du droit de l’UE. À nouveau, un dialogue de sourds !

Même si un accord de neutralisation voit le jour, les Etats membres continueront à buter sur d’autres obstacles qui n’ont pas encore été bien perçus par les pouvoirs publics. La ligne de démarcation entre le contentieux ISDS intra-européen (condamné par la CJUE dans ses arrêts de principe Achmea et Komstroy) et le contentieux ISDS extra-européen qui opposerait une société énergétique japonaise investissant dans le port d’Anvers à l’Etat belge (qui n’est pas remis en cause) n’a rien de statique. Rien n’empêche qu’un investisseur dont le siège social se situe sur le territoire d’un État membre le délocalise sur le territoire d’un Etat tiers. Ceci permettait à un investisseur belge délocalisant son siège social au Royaume-Uni de bénéficier, en raison du Brexit, du recours à l’arbitrageextra-européen en rapport avec ses investissements aux Pays-Bas. Par ailleurs, l’Etat membre qui aurait été condamné par un tribunal arbitral doit soulever devant sa juridiction nationale, saisie par l’investisseur en vue d’exécuter la sentence arbitrale, l’objection selon laquelle cette sentence est contraire à l’ordre public. Une telle sentence ne peut donc être exécutée sur le territoire de l’État concerné dans la mesure où la CJUE a condamné l’existence même des tribunaux ISDS tranchant des litiges intra-européens. Toutefois, l’investisseur pourrait surmonter cet obstacle en faisant exécuter la sentence arbitrale qui lui est favorable en dehors de l’UE.

Sans doute est-il regrettable que les auteurs du TCE aient inséré en 1994 une « clause de survie » au profit des investisseurs. Il revient maintenant aux Etats souhaitant dénoncer le TCE d’éliminer cette pilule empoisonnée. En écartant cette épée de Damoclès, ils se conformeront aux enseignements de la CJUE qui s’oppose au recours à l’ISDS pour les contentieux intra-européens. Reste à voir si la majorité gouvernementale en Belgique aboutira à un accord.

, pour Carta Academica (https ://www.cartaacademica.org/).

 

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