Retraites: sont-ils fous ces Gaulois?
Le débat qui agite l’Hexagone est une chance de pouvoir remettre en question certaines « évidences ». Il devrait nous inspirer dans nos luttes pour subordonner la sphère marchande à l’impératif de répartition équitable des richesses.

Nous sommes en 2023 après Jésus-Christ. Toute l’Europe est acquise à la nouvelle loi d’airain de l’économie : « On vit plus longtemps, il faut donc travailler plus longtemps »… Toute ? Non ! Un petit hexagone peuplé d’irréductibles Gaulois résiste encore et toujours à cette maxime maintes fois répétée. La France est en effet bien isolée en Europe avec son âge légal de départ à la retraite actuellement fixé à 62 ans : celui-ci s’élève actuellement à 65 ans (bientôt 67) en Belgique et en Allemagne, 66 ans (bientôt 68) au Royaume-Uni, 67 ans (bientôt 69) en Italie. Ne sont-ils pas fous ces Gaulois, à mettre leur pays à l’arrêt, à laisser leur capitale s’ensevelir sous les déchets et à manifester en continu, alors que leur gouvernement compte seulement faire passer l’âge légal de 62 à… 64 ans ?
Trop d’efforts demandés aux plus précaires
Cette vive protestation est d’autant plus surprenante que la réforme des retraites menée en Espagne par le gouvernement de Pedro Sanchez est passée comme une lettre à la poste. Pourquoi diable ? Est-ce l’esprit contestataire des Français qui explique un tel décalage de climat social entre les deux pays pyrénéens ? La réponse tient sans doute au fait que la réforme espagnole est juste en ce qu’elle fait reposer l’effort sur les plus riches et les employeurs. Ce qui mobilise les Français est bien le sentiment qu’une fois de plus, leur gouvernement voudrait faire peser le plus gros de l’effort sur ceux qui ont le moins. La réforme française prévoit d’augmenter l’âge de départ à la retraite pour tous, riches ou pauvres, cadres ou ouvriers : cela sera plus dur pour ceux qui ont un métier pénible et sont plus pauvres, donc ont une espérance de vie plus faible. Cet effort supplémentaire demandé est d’autant plus dur à avaler qu’il s’inscrit dans un contexte de baisse des allocations-chômage (en montant et en durée) et de radiation des chômeurs alors « qu’en même temps », la politique d’Emmanuel Macron n’a cessé de faire des cadeaux aux plus aisés depuis 6 ans avec la suppression de l’ISF sur les actions et la baisse de l’imposition des dividendes (flat tax), sans qu’aucun effet sur l’emploi ou la réindustrialisation n’ait été prouvé par le comité de suivi de ces politiques.
Dans un pays dont l’imaginaire collectif est structuré par la Révolution, lorsqu’on demande aux femmes de ménage et aux ouvriers, usés par 40 ans de métier, de travailler 2 ans de plus alors qu’en parallèle, la fortune des milliardaires a augmenté de 86 % de mars 2020 à octobre 2021 (1), on comprend que la pilule ait du mal à passer.
Le mauvais exemple suédois
Rappelons aussi que, sous la pression des patrons qui les trouvaient trop ennuyeux à mesurer, les ordonnances Macron (loi travail) ont fait en sorte que le port de charges lourdes, les postures pénibles, l’exposition aux vibrations mécaniques et aux risques chimiques ne soient plus considérés comme des critères de pénibilité donnant droit à une différence de traitement. La Suède a d’ailleurs appliqué une réforme similaire au projet macroniste actuel dès les années 1992-1994. Vingt ans plus tard, l’ancien responsable de la sécurité sociale suédoise, M. Karl Gustaf-Scherman, a déconseillé publiquement à Macron de suivre son exemple. Il observe que le report de l’âge de départ à 65 ans a paupérisé les retraités suédois. En effet, s’ils doivent travailler jusqu’à 65 ans pour toucher une retraite à taux plein, bon nombre de Suédois ne parviennent pas (physiquement !) à travailler jusqu’à cet âge et s’arrêtent deux ou trois ans plus tôt. Résultat, leur pension est réduite.
Des revendications légitimes
En réalité, l’action de nos indomptables voisins de l’hexagone nous permet de nous rappeler les rapports de force fondamentaux qui traversent toute économie capitaliste. Qui capte la richesse engendrée par les gains de productivité des travailleurs ? Depuis la vague néolibérale des années 80, ce sont les rentiers (auquel on préférera généralement le qualificatif affectueux d’« investisseurs ») qui, partout en Europe, s’approprient une part toujours plus importante du gâteau sous forme de dividendes, au détriment des travailleurs (2). La question est de savoir qui va devoir fournir des efforts, à présent que les gains de productivité ralentissent. La réponse est malheureusement la même qu’à l’accoutumée… Alors qu’en théorie, une taxation des milliardaires français de 2 % suffirait, selon Oxfam (3), à combler le déficit du système des retraites – qui, rappelons-le, n’est aucunement dans une dynamique « non contrôlée » (4) –, ce sont les travailleurs qui, en France comme partout en Europe, doivent payer la note, les rentiers étant protégés par leur bouclier de concurrence fiscale entre les Etats. C’est à se demander pourquoi les Gaulois sont bien les seuls à refuser une telle pax capitalistica…
Au Royaume-Uni aussi…
Mais les lignes bougent, et leur opposition à la réforme des retraites pourrait bien inspirer les autres peuples d’Europe, comme dans le récit des aventures d’Astérix, où celui-ci est appelé à l’aide par son cousin breton Jolitorax. Le 2 février dans The National, l’éditorialiste David Pratt appelait en effet les Ecossais à défier le gouvernement de Rishi Sunak et son programme de réformes néolibérales « comme les Français le feraient » (5), alors que le Royaume-Uni est secoué depuis plusieurs mois par une série de grèves et de manifestations inédites.
L’emprise de la sphère marchande
Enfin, nous aurions tort d’imaginer que la question des retraites n’est qu’une affaire bassement matérielle : la prolongation de la durée de nos carrières participe d’un mouvement au long cours de marchandisation du vivant, déjà identifié en 1944 par le sociologue hongrois Karl Polanyi.
Travailler plus longtemps fait augmenter l’importance et la part du travail rémunéré dans nos vies, au détriment de la gratuité, des services rendus et de l’économie informelle. Le temps additionnel passé par les seniors dans la sphère productive de l’économie constitue autant de temps qui sera désinvesti d’associations en tous genres et de la garde des petits-enfants… garde des petits-enfants qui sera donc confiée à des crèches et autres services payants, venant par là à nouveau accroître l’emprise de la sphère marchande sur nos existences, et amoindrir la transmission intergénérationnelle au sein des familles.
Ramener l’économie au service du Vivant
Nous ne sommes pas pour autant réfractaires au changement et ne tomberons pas dans l’idéalisation des systèmes de pensions en Europe, passés et existants. Nous sommes au contraire convaincus que d’autres réformes sont possibles, telle que la réforme « radicalement solidaire et écologique » proposée par le think tank l’Institut Rousseau, qui « propose la mise en place de possibilité de seconde vie professionnelle aux seniors en contrepartie d’un projet à forte utilité sociale, notamment dans les domaines de la reconstruction écologique et du “care”. » Nos voisins Gaulois ne sont donc peut-être pas si fous que cela : le débat qui les agite est une chance pour nous de pouvoir remettre en question certaines « évidences ». Il devrait nous inspirer dans nos luttes pour subordonner la sphère marchande à l’impératif de répartition équitable des richesses et ramener l’économie au service du Vivant.
(1) Oxfam, « La fortune des milliardaires a davantage augmenté depuis le début de la pandémie qu’en une décennie », 17 janvier 2022.
(2) La part des salaires a perdu 10 points de PIB en France durant les 40 dernières années, comme dans l’immense majorité des autres pays de l’UE. Voir Onaran, O. & Obst, T., « Wage-led growth in the EU15 member-states : the effects of income distribution on growth, investment, trade balance and inflation ». Cambridge Journal of Economics 40, 1517-1551 (2016).
(3) Oxfam, « La loi du plus riche », Rapport sur les inégalités mondiales, 16 janvier 2023.
(4) Conseil d’Orientation des retraites (COR), Rapport annuel, septembre 2022 : « En revanche, les résultats de ce rapport ne valident pas le bien-fondé des discours qui mettent en avant l’idée d’une dynamique non contrôlée des dépenses de retraites ».
(5) The National, David Pratt : « Time to protest the UK Government like the French would », 2 février 2023.
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