La crise environnementale exige un changement radical de nos études d’ingénieur
Dérèglement climatique, épuisement des ressources naturelles, extinction de masse de la biodiversité… Ces mots, encore peu présents dans le débat public il y a peu, en font désormais partie intégrante. Mais hélas, la crise environnementale est encore bien peu prise en compte dans les études d’ingénieur que nous avons suivies. Aujourd’hui encore, les ingénieur·es sont formé·es à produire plus, et non à produire mieux.

Nous sommes ingénieur·es civils, diplômé·es d’une université belge reconnue. Nous prenons la plume aujourd’hui pour partager notre désarroi face à une formation qui ne nous prépare pas à jouer notre rôle face à la crise environnementale. Une formation qui ne prépare presque exclusivement qu’à des boulots destructeurs, là où nos métiers devraient être orientés vers la préservation, l’adaptation et la résilience.
L’environnement trop peu présent dans tous les cursus
Le GIEC pointe le manque de présence de l’enjeu climatique dans les institutions d’enseignement supérieur : « Même si le rôle des universités dans l’éducation au changement climatique a été reconnu comme extrêmement important, il y a peu d’investissement pour intégrer l’éducation au changement climatique dans un contexte d’éducation supérieure. » (1)
C’est également le cas en Belgique, où l’enquête Education4Climate a analysé le contenu de tous les cours de l’enseignement supérieur. Il en est ressorti que plus de 60 % des formations ne contiennent aucun cours traitant de la durabilité environnementale.
… dont les études techniques
En ce qui concerne les études techniques, le manque est également criant. La récente enquête de la revue Tchak s’intéressant aux bioingénieur·es analyse l’inertie des universités, trop lentes à intégrer les enjeux (2). On se souvient aussi du discours des huit étudiant·es d’AgroParisTech proclamant leur déception face à une formation « qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours ». Le mouvement « Rethink economics » pose le même constat pour les facultés d’économie, y compris en Belgique.
La demande de changement est donc présente, et le besoin pressant.
Comprendre les impacts de nos activités sur l’environnement
Il est aujourd’hui évident que la réponse à la crise environnementale passe par une transition profonde. Transition de nos modes de production, de nos modes de consommation, de nos modes de pensée.
Mais pourquoi, alors, ne nous y prépare-t-on pas ?
On nous apprend à voir la production d’énergie d’un point de vue uniquement technique, sans jamais questionner la quantité que nous consommons. On nous apprend à constamment rechercher l’efficacité maximale, mais la résilience n’est quant à elle jamais abordée, ni l’utilité sociétale des différentes productions. Comment créer des systèmes robustes qui consomment peu de ressources et sont démontables, réutilisables et in fine recyclables ? Comment mettre l’intelligence au service de productions réellement utiles, et non de futilités destructrices ? Un futur soutenable passe pourtant par là : mieux choisir vers où orienter nos ressources limitées.
Nous n’avons pas été suffisamment encouragé·es à considérer les technologies étudiées avec un esprit critique. Un exemple concret ? On étudie la manière dont on peut produire de l’hydrogène vert et capter le CO2, mais pas les quantités de ressources nécessaires. Le recyclage de nombreux produits high-tech est aujourd’hui tout simplement impossible (3), et notre planète n’est pas infinie. À quand un cours sur les low techs ?
Enfin, on continue de séparer le dérèglement climatique des autres problèmes environnementaux (pertes de biodiversité, usage d’eau douce, dissémination de particules non dégradables…). Il y a certes quelques cours obligatoires en bachelier qui y touchent : quel impact des barrages sur la biodiversité ? Quelles sont les vulnérabilités de l’environnement souterrain lorsqu’on l’exploite ? Qu’est-ce qu’une analyse de cycle de vie ? Ces quelques cours sont précieux, mais largement insuffisants.
Un cursus d’ingénieur en transition
L’Université de Liège a annoncé récemment la création d’un nouveau master en « génie de l’énergie ». Nous saluons cette avancée, et la volonté réelle d’aller vers plus d’interdisciplinarité. Cependant, nous ne voyons toujours pas dans le programme de remise en question du mode de production et de consommation actuel ou de prise en compte de la finitude des ressources.
Des pistes pour un avenir enviable
A quoi ressemblerait un cursus à la hauteur ? Il n’y a pas une unique bonne solution, et celle-ci devra de toute façon être imaginée et expérimentée par différents acteurs (étudiant·es, directions, professeur·es, chercheur·euses de plusieurs disciplines, société civile…). Quelques pistes pour lancer la réflexion :
– Intégrer les notions de résilience des systèmes, en parallèle de l’efficacité, nous semble tout d’abord indispensable. Une vision plus systémique doit également faire son apparition dans certains cours, pour mieux comprendre les interactions entre les systèmes.
– Sans nier le besoin de conserver une formation essentiellement technique, nous pensons qu’il est néanmoins nécessaire de favoriser l’interdisciplinarité en dehors des facultés de sciences appliquées. Ça pourrait être fait en favorisant par exemple des projets étudiants inter-facultaires. En particulier, le manque de considération parmi de nombreux ingénieur·es des « sciences molles » (sociologie, psychologie, politologie, etc.), si importantes pourtant pour avancer en tant que société, doit absolument être combattu. Il est important que les ingénieur·es réfléchissent au sens sociétal de leur action.
– Les cours doivent également aborder de manière assez poussée des sujets tels que l’évolution du climat et ses conséquences actuelles et futures, la gestion des déchets liés à notre production d’énergie et de biens, l’évolution des émissions de gaz à effets de serre ou encore la quantité de ressources utilisées actuellement et une estimation de nos besoins futurs (avec et sans mesures de sobriété).
– La formation des professeur·es aux enjeux climatiques et environnementaux est absolument essentielle comme souligné dans le projet Education4Climate. Il y a également de nombreuses parties prenantes de l’université, par exemple les doctorant·es, dont les idées concernant l’amélioration du programme méritent d’être davantage écoutées. Comptons sur toutes les forces vives pour y arriver !
Préparer les ingénieur·es d’un monde qui change
Notre but ici est d’encourager les universités et hautes écoles à accélérer leur transition, absolument indispensable si nous voulons envisager un avenir soutenable. Des expériences innovantes sont déjà en cours à l’étranger, et les leçons tirées doivent être prises pour inspiration (voir par exemple la transformation de l’INSA ou encore l’introduction de l’option ingénieurerie des low techs à Centrale Nantes).
Nous regrettons que cette réflexion n’ait pas eu lieu il y a 25 ans, il y aurait aujourd’hui une majorité d’ingénieurs formés à ces enjeux. Imaginez tout ce qu’on aurait déjà pu faire pour changer nos modes de production. Et si on regardait cette crise comme une opportunité de réinventer nos métiers d’ingénieurs ? Universités et hautes écoles, il n’est pas trop tard pour la saisir.
*Signataires : Eva Joskin, ULiège Electromécanique ; Bertrand Bastin, Uliège Electricité ; Juliette Dembour, Uliège Electromécanique ; Romin Tomasetti, Uliège Physique ; François Rigo, Uliège Aéro ; Laurie Pazienza, Uliège Electromécanique ; Cyril Geortay, ULiège Informatique ; Alice Boulanger, ULiège Electricité ; Zakarie Bruyr, UCLouvain Mécanique ; Prof. Jean-Pierre Raskin, UCLouvain Electricité ; Prof. Sandra Soares-Frazão, UClouvain Construction ; Pierre-Yves Gousenbourger, UCLouvain Mathématiques appliquées ; Thibaut Résimont, ULiège Electromécanique ; Astrid Cantamessa, ULiège Biomédical ; Robin Meurice, UCLouvain Construction ; Charles Ryckmans, UCLouvain Construction ; Martin Colla, Uliège – Gembloux Agro-Bio Tech Bio-ingénieur – Sciences et Technologies de l’environnement ; Agathe Defourny, ULiège Géologie ; Prof. David Bol, UCLouvain Électricité ; François Fontaine, ULiège Electromécanique ; Robin Glaude, ULiège Géologie ; Prof. Francesco Contino, UCLouvain Electromécanique ; Pol Nicolaï, ULiège Informatique ; Caroline Minne, ULiège Biomédical ; Jean Vandeclée, Isil Electromécanique ; Thomas Pirenne, ULiège Informatique ; Olivier Bomboir, ULiège Electricité ; Trystan Gailly, ULiège Physique ; Damien Dallemagne, ULiège Géologie ; Mattias Gabriel, ULiège Informatique ; Gilles Decroly, ULB Biomédical ; Bassleer Didier, ULiège Electricité ; Jetnis Avdijaj, ULB Aéro ; Jihad Guenaou, ULB Electromécanique-Energie ; David Strebler, ULB Physique ; Antoine Cajot, ULiège Informatique ; Maxime Verstraeten, ULB Biomédical ; Lise Cottin, ULB Informatique ; Chen Song, HELMo Gramme Electronique ; Benjamin Wauthion, ULB Electronique ; Sophie Joisten, ULiège Aérospatiale ; Simon Hardy, Uliège Electromécanique ; Léo Cotteleer, Uliège Aérospatiale ; Victoria Collignon, ULiège Géologie ; Robin Tesse, ULB Physique ; Mathieu Xhonneux, UCLouvain Électricité ; Jamal Elmansour, ULB/PhD now Electromecanique ; Antoine Dubois, ULiège Informatique ; Simon Goldstein, Biomédical ; Nathalie Vercruysse, Hautes Etudes Industrielles Lille Chimie ; Prof. Antonin Descampe, UCLouvain Electricité ; Martin Bernard, ULB Solvay MSc. Management ; Cédric Cassiers, UCLouvain Mécanique ; Corentin Damman, UCLouvain ; Sophie Bekisz, ULiège Biomédical ; Charlotte Jost, Uliège Electromécanique ; Quentin Lancrenon, Education4Climate / Ecole Centrale de Nantes Electromécanique-Energie ; Yohan Courbe, ISIB (HE2B) Informatique ; Martin Bastin, HELMo Genie énergétique durable ; François Collard, UCLouvain Bio-Ingénieur ; Louis Vande Perre, ULB Biomédical ; Pierre Courbe, ULiège Electromécanique ; Romain Vaneukem, ULiège Electricité ; Romane Dosquet, ULiège Electricité ; François Milstein, ULiège Physique ; Alexandra Tits, Uliège Biomédical ; Wilson Daubry, ULB Electricité ; Sébastien Colla, UCLouvain Mathématiques appliquées ; Lionel Delchambre, ULB Electromécanique ; Boris Joskin, Gramme industrie ; Lola Damski, ULB Électronique et Télécommunications ; David Marotte, ULB Electromécanique-Energie.
(1) IPCC AR6 WG3 Rapport complet, p.686. Traduction personnelle.
(2) Sang-Sang Wu, (hiver 2022-2023) « Les profs à côté de la fac ! », Tchak, volume nº12, pp 52-75.
(3) Eric Pirard, dans le podcast Déclic – Le tournant.
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S'abonnerQuelques règles de bonne conduite avant de réagir6 Commentaires
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Posté par Howdare You, samedi 1 avril 2023, 15:47
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Posté par Chalet Alain, vendredi 31 mars 2023, 13:56
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Posté par Chalet Alain, vendredi 31 mars 2023, 13:48
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Posté par Dupont Albert, vendredi 31 mars 2023, 17:46
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Posté par Ernotte Sébastien, vendredi 31 mars 2023, 12:56
Plus de commentairesCe qu’on attend des ingénieurs, c’est de remettre de la rationalité dans notre politique énergétique délirante, d’expliquer au politique en quoi une infrastructure basée sur plus de 30% de renouvelable intermittent ne permet pas d’atteindre les objectifs de décarbonation et de stabilité du réseau, que net zéro en 2050 est tout simplement techniquement inatteignable et dangereux, etc. Quant aux cours sur le réchauffement climatique et les gaz à effet de serre, je crois qu’on est tous suffisamment abreuvés matin, midi et soir que pour y consacrer du temps dans un programme d’études déjà bien chargé.
Par ailleurs, dès qu'on voit le point médian dans un article, on devrait s'interroger sur sa façon d'envisager les économies et donc la durabilité, même sans parler de la simplicité et de la clarté.
Cet article se trompe sur deux points. Le premier est que la formation d'ingénieur met très fort l'accent sur la recherche de l'efficacité énergétique, donc sur les solutions permettant d'en consommer moins. Et les méthodes durables de production figurent en bonne place dans tous les programmes. Le second est que toutes les techniques peuvent avoir leur utilité et que l'usage qui en est fait dépend des circonstances, d'autant plus que ce ne sont pas toujours les solutions qui ont l'air durables qui le sont réellement. Le rôle des études d'ingénieur n'est donc pas de faire la propagande politique d'écolo, ni d'aucun autre parti d'ailleurs. C'est à chacun de faire ses choix, en son âme et conscience, comme c'est d'ailleurs le cas dans toutes les professions, pas seulement celles ouvertes aux ingénieurs.
Relisez l’article. Il suffit de lire vos interventions par ailleurs pour savoir que vous vous souciez de l’environnement comme d’une guigne. Vous n’êtes pas aussi objectif que vous voulez le faire croire sur le sujet, vous êtes conservateur. Idéologie disiez vous?
Bravo. Comme Aurelien Barrau le dit, actuellement les ingénieurs sont le problème et non la solution. Si ils apprennent a réaliser la décroissance nécessaire, a restaurer la biodiversité, ils seront utiles.