Carta Academica – La croisade contre le narcoterrorisme: vers des prisons anti-mafia?
Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : la mafia de la drogue rend les rues d’Anvers dangereuses et menace le ministre de la Justice Van Quickenborne, qui riposte. Il a effectué une visite éclair à Rome et enquête sur l’introduction dans les établissements pénitentiaires de quartiers spéciaux pour les criminels de la drogue : des prisons anti-mafia sont-elles une bonne idée ?

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.
Tom Daems, professeur de criminologie à la KU Leuven
En mars dernier, le ministre de la Justice Vincent Van Quickenborne s’est rendu en voyage d’étude à Rome. Ce n’était pas pour admirer la beauté de la capitale italienne mais bien pour trouver de l’inspiration dans sa lutte contre ce qu’on appelle le « narcoterrorisme ». La guerre des drogues fait rage : dans un communiqué de presse du 9 mars 2023, le Team Justice titrait sur son site web « 2 ans après SKY ECC : près de 3.000 suspects et 1.125 années de prison déjà prononcées ». Le ministre ouvre maintenant un nouveau front : en plus des rues de la ville d’Anvers, les prisons du pays sont désormais aussi dans sa ligne de mire.
La visite d’étude s’est focalisée sur le régime de détention hyper strict prévu par l’article 41bis du Code carcéral italien pour les mafieux. Ce régime procède sans compromis à une ségrégation poussée : les contacts avec le monde extérieur sont réduits au minimum et les détenus placés constamment sous la surveillance de caméras. Les mesures de sécurité se superposent en couches, comme des tranches de salami, pour créer, à l’image de poupées russes, une prison dans une prison dans une prison. Au cœur de la poupée russe italienne cependant, on ne trouve pas un nouveau-né innocent mais bien un parrain sanguinaire.
Tous les chemins mènent à Rome
Les plans italiens du ministre semblent audacieux, mais ne sont en réalité pas si originaux. Notre pays a lui aussi une longue histoire de régimes spéciaux et particulièrement stricts pour des détenus de toutes sortes. Au cours des dernières décennies, nous avons vu apparaître les « Quartiers à Sécurité Renforcée » (QSR) (1993-1996), les « Sections à Sécurité Individuelle Spéciale » (SSIS) (2008-2019) et les « Sections DeRadex » réservées aux « prédicateurs de haine » (depuis 2016). Les groupes ciblés changent également, des détenus dangereux en fuite avec de sérieux problèmes de comportement aux détenus terroristes, et maintenant aux auteurs de criminalité grave liée trafic de drogues.
Il est remarquable que de telles sections hautement sécurisées – tout comme leurs résidents – connaissent souvent une vie tumultueuse : ainsi, les QSR n’ont jamais vraiment décollé et la SSIS de Bruges a fermé ses portes en 2019, après la publication d’un rapport extrêmement critique du Conseil Central de Surveillance Pénitentiaire (CCSP). Le rapport faisait notamment le constat que les détenus n’avaient pas pu prendre de douche pendant onze jours lors de l’été brûlant de 2019. Les sections DeRadex des prisons de Hasselt et de Ittre semblent quant à elles être sur le point de mourir. Quelles leçons peut-on dès lors tirer de nos propres expériences en matière de détention de haute sécurité ?
Suivre les Pays-Bas
Sans doute une visite éclair au pays de la mafia est-elle plus agréable (et plus médiatique) que de se plonger dans notre propre passé. Nos voisins des Pays-Bas l’ont compris également, qui nous ont précédés sur cette voie. En novembre 2021, le gouvernement Rutte s’est penché sur le régime du 41bis italien pour mettre un terme à la criminalité subversive. Le WODC, Institut de recherche du ministère de la Justice néerlandais, a commandé une étude à ce sujet dont les résultats ne sont pas encore connus à ce jour. Pendant ce temps, le Conseil de l’application des peines et de la protection de la jeunesse néerlandais (RSJ) a publié le mois dernier un avis détaillé sur la question. Le RSJ se montre compréhensif pour les difficultés et les risques rencontrés sur le terrain, mais souligne également les dangers du réflexe sécuritaire : les trois principes fondamentaux du système pénitentiaire néerlandais – traitement humain, réinsertion et restrictions minimales – sont mis sous pression et le risque existe que « … les mesures (proposées) aient à long terme un effet inverse, ce qui pourrait finalement miner l’État de droit » (p. 7). Ceci a un air de déjà-vu : chez nous aussi, la création et le fonctionnement des unités sécurisées ont été suivis de près par le Comité de Prévention de la Torture du Conseil de l’Europe (CPT), la Ligue des droits humains et le CCSP. Lorsque l’AIBV de Bruges a été fermée, l’administration pénitentiaire a reconnu l’existence de problèmes persistants liés à ces structures : « … écarts pris avec les cibles visées (mélange de profils et de statuts) ; imprécisions quant aux missions et à la vision de l’unité ; mécontentement du personnel et différences dans le traitement (ne pouvant plus se réconcilier avec la vision de l’AIBV) ». Le monde pénitentiaire semblait en avoir assez : « Nous nous sommes demandés s’il était nécessaire d’isoler les détenus de cette manière dans un régime séparé », a ainsi déclaré la porte-parole de la direction générale des Établissements pénitentiaires (EPI) à l’époque dans les médias (De Standaard, 15 octobre 2019).
Outre des problèmes pratiques, le régime 41bis italien pose des difficultés particulières au regard de la Loi de principes concernant l’administration pénitentiaire ainsi que le statut juridique des détenus de 2005. Cette loi a en effet pour objectif central de prévenir les dommages causés par la détention et de favoriser la réinsertion, la réhabilitation et la restauration du condamné. De plus, un tel dispositif calqué sur celui prévu par le Code italien pourrait bien, vu la durée prolongée de la détention et l’approche collective du régime de détention qu’il propose, se révéler incompatible avec le cadre juridique belge actuel : celui-ci ne prévoit en effet qu’un régime de sécurité individuel et limité dans le temps.
Sur les traces de l’ancien ministre de la Justice Vranckx
Le ministre Van Quickenborne a fait de la lutte contre le terrorisme de la drogue l’un des axes majeurs de sa politique. Les menaces directes à son encontre – et les mises à l’abri dans des safe houses – ont sans doute donné à cette lutte une dimension plus personnelle. Cette détermination du ministre rappelle celle d’Alphonse Vranckx, le ministre socialiste qui, dans les années 70, déclara la guerre à la drogue. Selon les termes utilisés à l’époque par le criminologue gantois Brice De Ruyver, Vranckx a utilisé son pouvoir pour mener une « croisade morale » visant « dans la meilleure tradition paternaliste, à protéger l’homme contre lui-même et à préserver la société de la décadence morale » (De Standaard, 26 février 2001).
Mais tout comme Vranckx, Van Quickenborne risque de se tromper. L’approche italienne s’est concrétisée après de nombreuses années de violence mafieuse et suite aux meurtres impitoyables des juges siciliens Falcone et Borsellino. Le régime du 41bis mis en place en Italie ne peut être considéré indépendamment de ce contexte particulier. Chercher l’inspiration dans l’approche radicale déployée en Italie rappelle la démarche de ces décideurs politiques qui, dans les années 1990, se sont rendus en masse à New York pour étudier la politique de « tolérance zéro » en matière de petite délinquance et qui n’ont, finalement, que peu, voire rien, appris. Une politique de lutte contre la criminalité ne se résume pas à un livre de recettes.
La focale placée sur une poignée de narcotrafiquants à haut risque détourne aussi l’attention de la situation précaire que vivent nombre d’autres détenus. La lutte contre la criminalité liée aux drogues a encore accru la pression sur un appareil pénitentiaire déjà surchargé. Ceci crée une situation quelque peu schizophrénique : prononcer des peines « pour 1.125 années de prison » suscite des applaudissements pour la Justice. Mais lorsque cette même Justice est incapable de faire exécuter ces peines dans un cadre régulier, cela pose problème. Que pensent, de toute cette attention portée au 41bis, les détenus qui dorment par terre dans nos prisons surpeuplées ?
Toutes les chroniques de *
Pour poster un commentaire, merci de vous abonner.
S'abonnerQuelques règles de bonne conduite avant de réagir1 Commentaire
Avec "son" parquet spécial du matraquage des contraventions automobiles ... le ministre Van Quick. a choisi les priorités chères aux "écolos-groen-PS" anti-mobilité : rien de très étonnant puisque les accros de ladite "dépénalisation" de la "fumette" et autres drogues ... vient du même groupe "PS-vert" précité (et dont certains politiques/ ministres etc. reconnaissent en avoir usé !). Le narcoterrorisme a encore - hélas - de beaux jours devant lui ...