Carta Academica: transformer les bâtiments vides en communs urbains
L’occupation temporaire permet de donner une seconde vie aux millions de mètres carrés vacants dans nos villes. S’il apparaît comme légitime de donner en priorité un usage social à ces lieux, certains acteurs tentent d’en faire un instrument supplémentaire au service de la marchandisation de la ville. Quelles évolutions possibles pour un urbanisme temporaire au service du bien commun ?

A la suite de sa financiarisation, le foncier voit son prix exploser, avec son lot de conséquences négatives sur l’accès à la ville. À Bruxelles, cela se matérialise par une liste d’attente de 50.000 ménages pour une durée pouvant atteindre une quinzaine d’années dans l’espoir d’accéder à un logement social. Plus choquant encore : plus de 5.000 personnes vivent à la rue, dont 900 mineurs. Mais une ville qui devient plus chère, c’est aussi des populations déplacées de leurs quartiers, des jeunes mis en difficulté pour monter des projets, une perte de convivialité, moins d’espaces de création, d’artisanat, de liberté, d’expérimentation…
Dans le même temps – et d’une manière qui peut sembler paradoxale –, la vacance immobilière frappe tous les quartiers de la Capitale. Bureaux, logements (y compris sociaux !), friches industrielles, rez commerciaux… pour un total de plus de 6,5 millions de mètres carrés. Si les causes de l’inoccupation sont multiples (attente de délivrance de permis, défaut dans la gestion, manque de budget pour rénover, déshérences et spéculation), il n’en reste pas moins que 6,5 millions de m² correspond à la surface au sol… de la commune d’Ixelles !
Qui aurait cru que Bruxelles ne comptait finalement pas dix-neuf, mais bien vingt communes, la dernière, baptisée poétiquement « St-Vide/Leegbeek », correspondant à l’ensemble des espaces vides de la Région ?
Les alchimistes du vide : transformer la vacance immobilière en une opportunité
Ces espaces vides, de facto temporairement « hors marché », et donc libérés pendant quelques années de la pression exercée par la rente foncière, offrent la possibilité de prendre mieux en compte les besoins des citoyens. L’occupation temporaire de ces lieux vacants, qui ne sont pas écrasés par le poids d’un loyer exorbitant, rend alors possible de répondre à des besoins essentiels qui ne trouvent que difficilement leur place sur un marché immobilier tendu. L’idée est simple : au lieu de maintenir un espace vide, ce qui représente des coûts (maintenance, sécurisation, assurances, taxes…), le propriétaire met son bien à disposition d’une structure qui en prend temporairement la gestion et y déploie des projets d’intérêt collectif. Actives à Bruxelles, des associations comme la FéBUL, Toestand ou Communa ont déjà réveillé des dizaines de milliers de mètres carrés de bâtiments endormis pour leur redonner une vocation sociale : hébergements pour personnes sans-abris, accueils pour réfugiés, ateliers d’artistes et d’artisans à des prix abordables, espaces de bureaux partagés pour des structures d’économie sociale, locaux associatifs, militants, culturels, festifs… Pour un temps, la « valeur d’usage » prime sur la « valeur d’échange », révélant au grand jour la myriade des possibilités de faire autrement, une fois ces lieux désencastrés du règne absolu de la propriété privée lucrative et de ses impératifs de rentabilité à court terme.
Au-delà de leur abordabilité sur le plan financier, ces espaces sont aussi des laboratoires de démocratie par le faire. En cela, ils peuvent être assimilés à des « communs urbains », c’est-à-dire à des ressources gérées par une communauté, selon des règles édictées par la communauté elle-même, dans une optique d’ouverture et de préservation de la ressource. Pris en charge par les citoyens, ces communs urbains donnent un souffle nouveau à la démocratie urbaine et renouvellent les formes de participation. Ces laboratoires, accueillants et généreux, peuvent devenir des poumons de liberté, laissant fleurir la créativité des habitants.
L’urbanisme temporaire : cheval de Troie de l’ubérisation de l’espace ?
Ces interstices, perçus comme des espaces vecteurs de démocratie urbaine, de créativité, de solidarité et d’expérimentation sont vus par certains comme des ressources à exploiter, comme un gisement à capter, comme des mètres carrés à transformer en marchandises. Des sociétés anonymes, parfois d’échelle transnationale, tentent de réduire les espaces vacants à un nouveau marché. Elles se présentent parfois sous le visage étonnamment assumé « d’agences anti-squat », qui prestent des services de « gardiennage par l’occupation », réduisant par-là les droits des occupants à peau de chagrin, tout en écartant les publics les plus précarisés en raison de leur insolvabilité présumée ou de leur situation administrative. Au Pays-Bas, plusieurs milliers de personnes vivent dans des lieux occupés par de telles entreprises réputées peu scrupuleuses, sortes de « Uber » du logement, que l’on pourrait raisonnablement assimiler à des marchands de sommeil organisés.
D’autres se camouflent en projets « sociaux » ou « green », comme les guinguettes géantes et les bars-à-palettes des gros opérateurs des « industries créatives » dopées par des promoteurs immobiliers en quête de valorisation foncière, limitant alors l’accessibilité des espaces à un public déjà en mesure de se l’offrir. Ces approches « extractives » ont des conséquences réelles : exclusion des personnes marginalisées au profit de publics « sûrs et attractifs », réduction des protections et des droits des occupants temporaires, exclusion des riverains dans la programmation et diminution d’une série d’acquis sociaux sous couvert d’une évolution de la société vers plus de « flexibilité ».
Malgré tout, de grands opérateurs fonciers publics confient la gestion d’espaces de tailles importantes à ces entreprises. C’est notamment le cas de la Régie des bâtiments, gestionnaire immobilier de l’État fédéral, qui dispose d’un contrat-cadre avec une de ces sociétés commerciales pour gérer l’ensemble de ses bâtiments vacants. Avec pour conséquence que l’application de la logique du « NIMBY » s’applique désormais… même aux bâtiments publics vides !
Pour résumer, on serait tenté de poser la question comme suit : si même les espaces abandonnés, vides, en friche, ne sont plus accessibles aux plus précaires, quelle place leur restera-t-il en ville ? Où vont-ils aller ? La ville marchande s’étendra-t-elle inexorablement, absorbant tout l’espace, jusqu’aux derniers interstices ? Au vu des besoins criants, n’y a-t-il pas une responsabilité politique à prioriser les projets à vocation sociale sur les pop-ups à vocation lucrative, au moins dans les bâtiments publics ?
Souvenons-nous d’un chose : l’occupation temporaire n’est qu’un outil. En tant que tel, il peut donc être mobilisé autant comme un dispositif de transformation sociétale vers une ville plus juste et résiliente que comme un instrument supplémentaire au service de la marchandisation de la ville. La vigilance est de mise, pour éviter que cette démarche solidaire basée sur l’innovation et la recherche de justice sociale ne se fasse absorber par des structures au service d’intérêts purement mercantiles.
De la nécessité de se projeter au-delà du temporaire
Sans minimiser les bienfaits évidents de l’occupation temporaire à finalité sociale, il nous faut relativiser ses effets transformateurs sur le long terme. Tout d’abord, elle tient ses limites du fait même qu’elle est par essence… temporaire ! Elle s’inscrit dans une parenthèse temporelle (de durée souvent relativement courte) de quelques mois à plusieurs années. C’est aussi ce caractère éphémère qui lui donne son côté magique, les brefs délais poussant à travailler de manière plus spontanée, plus collective et expérimentale que d’habitude. Mais dès lors qu’un projet d’occupation temporaire s’est bien implanté dans un quartier, ou qu’il offre des services à des personnes fragiles, peut-on simplement se résoudre à y mettre un terme pour laisser place à un projet immobilier « classique » ? Qu’en est-il des occupants qui y vivent, y créent, y travaillent ? Doit-on se satisfaire de leur proposer, en contrepartie d’un espace économiquement accessible, une condition d’éternels nomades urbains, passant d’un lieu temporaire à un autre ?
Que penser quand des projets d’utilité publique se résignent à vider leurs espaces et à quitter un lieu après y avoir investi tant d’énergie, au prétexte que le détenteur légitime du titre de propriété vient siffler la fin de la récréation pour démarrer un projet immobilier dénué de toute visée sociale ?
S’il est certain que les projets temporaires sont utiles, il nous semble désormais nécessaire d’aller au-delà. Et pour cela, différentes stratégies sont possibles.
D’abord, la piste de la « préfiguration ». Celle-ci permet de considérer les espaces en attente de développement comme des maquettes à tailles réelles, peu coûteuses et en contact permanent avec le terrain. Elles offrent la possibilité de tester des usages, de préfigurer les futurs aménagements et ainsi de répondre sur le long terme à des enjeux identifiés par les citoyens, avant d’y investir des montants importants. Au-delà d’offrir une réponse immédiate à des problèmes d’accès à l’espace en s’affranchissant de rémunérer le capital par un loyer sur un temps donné, l’occupation temporaire se mue alors en urbanisme transitoire. C’est la « maîtrise d’usages », permettant aux habitants de participer au processus de fabrique de la ville sur des temps longs et donc d’influencer les projets définitifs.
Pour aller plus loin, il faut que les structures occupantes envisagent la question fondamentale de la propriété. Pour rester, il s’agit alors de conserver la maitrise sur le foncier. C’est une voie pour aller du court terme au long terme, du temporaire au pérenne. Différents mécanismes le permettent, notamment par la mise à disposition à bas coût et sur le très long terme par l’emphytéose ou encore via le rachat par le biais d’une structuration en coopérative immobilière. Se frottant ainsi à la notion de propriété, de nombreuses questions nouvelles s’ouvrent et doivent être creusées. Comment mobiliser les fonds, souvent conséquents, nécessaires à un rachat ? Avec quel soutien des pouvoirs publics dans le cadre de ces opérations ? Comment rester abordable pour les occupants et le public si la charge de la propriété leur revient ? Comment mettre en place des garde-fous, empêchant de devenir soi-même spéculateurs dans le futur ?
À cet égard, des dispositifs à l’instar des « Community Land Trust » nous semblent particulièrement dignes d’intérêt, en ce qu’ils permettent de séparer la propriété de la brique de celle du sol. Ainsi, un logement (ou tout autre bien) peut être habité, transmis et vendu, mais la maitrise du sol demeure pour toujours entre les mains d’un « Trust » qui a pour but de garantir la dimension anti-spéculative et un prix abordable.
Des outils fonciers collectifs, anti-spéculatifs et efficaces prêts à être généralisés
Encore trop souvent perçus comme en phase de développement expérimental, ces dispositifs ont pourtant déjà fait leurs preuves à l’étranger comme à Bruxelles.
Afin d’illustrer le propos et loin d’être exhaustifs, nous ne citerons que quelques exemples :
La ville de Barcelone défend un modèle de « partenariats public-communs » et soutient les coopératives d’habitation en cession d’usage dans leur développement rapide. En Allemagne, le « Meitshauser Syndikat » a permis l’acquisition collective, décentralisée et anti-spéculative de plusieurs centaines d’immeubles. L’écosystème de l’habitat coopératif à Zurich, véritable poids lourd, représente quasiment 30 % des logements du canton et propose des loyers nettement plus bas que ceux du marché classique. Un modèle similaire se développe à Genève, où désormais près de 10 % des habitations sont organisées sous forme de coopératives. En Belgique, le « Community Land Trust de Bruxelles » loge plus d’une centaine de familles à faibles revenus via un mécanisme de démembrement sol-briques. Enfin, en moins de trois ans d’existence, la coopérative immobilière à finalité sociale « Fair Ground Brussels » a déjà acquis plusieurs espaces pour en faire des lieux abordables et pérennes, pour du logement et des activités d’intérêt collectif.
Ces outils de portage foncier alternatifs au modèle de la propriété individuelle, exclusive et lucrative, méritent d’être mis à l’échelle. Pour ce faire, ils ont besoin d’évoluer dans un cadre normatif et institutionnel favorable à leur développement. Alors, à quand un « Ground Deal », pour arrêter l’aliénation du sol public, freiner le développement de projets spéculatifs et rendre nos villes plus abordables, démocratiques, résilientes et créatives ?
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Maxime Zaït, juriste, co-fondateur de Communa, chercheur à la faculté de droit de la VUB.
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