Carta Academica: À quand un musée des migrations à Bruxelles?
Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : la capitale de l’Europe telle qu’on la connaît aujourd’hui n’aurait pas le même visage sans les nombreux apports de ses résidents issus de l’immigration. Le parcours singulier de tout un chacun et leurs réalisations communes mériteraient d’être immortalisés dans un lieu d’histoire.

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.
Par Hajar Oulad Ben Taib, chercheuse en histoire de l'immigration à l’Université Saint-Louis – Bruxelles ; Chantal Kesteloot, responsable « Histoire publique », Cegesoma/Archives de l'État ; Pierre-Olivier de Broux, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Saint-Louis – Bruxelles.
Depuis 1830, Bruxelles a connu d’importants flux d’émigration et d’immigration, jusqu’à devenir aujourd’hui, avec plus de 180 nationalités, l’une des villes-région les plus cosmopolites du monde. La migration est, de fait, ce phénomène historique majeur qui sous-tend la formation des grandes villes. Alors que la ville de Paris propose « La cité de l’immigration », que la ville de New York compte « Ellis Island », Bruxelles ne dispose d’aucun lieu comparable qui permettrait de prendre véritablement en compte cette dimension essentielle de son histoire sur la longue durée. Pourtant, dès octobre 2001, la création d’un musée de l’immigration figurait dans la déclaration gouvernementale de la Région de Bruxelles-Capitale. Ainsi, depuis plus de 20 ans, les interpellations politiques et les avis d’enquêtes publiques se sont succédé, sans qu’aucun projet régional de grande envergure ne voie le jour. En 2019, dans sa déclaration de politique générale, le gouvernement bruxellois renouvelait la promesse « de soutenir toute initiative visant à porter le projet d’un musée ou d’un espace muséal dédié à la migration » (1). Sous la houlette du ministre-président de la Région de Bruxelles-Capitale Rudi Vervoort, un groupe de travail composé de scientifiques, d’artistes et de responsables du monde associatif se penche depuis 2020 sur cette question. Mais à ce stade, il n'y a toujours pas de projet concret. À l’heure où Bruxelles prépare sa candidature au statut de capitale européenne de la culture pour 2030, date à laquelle la Belgique célébrera son 200e anniversaire, un projet de musée des migrations paraît d’autant plus urgent à mettre en place.
Pourquoi un tel musée?
À l’heure où les discours racistes ont le vent en poupe en Europe, la valorisation d’une histoire commune retraçant tant les flux d’émigrations que d’immigrations, permettrait de mettre en perspective le fait migratoire d’un point de vue historique et d’en présenter les plus-values. De fait, les migrations ont indéniablement façonné le paysage bruxellois et aussi permis son développement socio-économique. Un musée consacré à la valorisation d’histoires (et de mémoires) singulières qui seraient rattachées à l’Histoire collective, aiderait à tisser le lien social. Il s’agirait par exemple de mettre en avant les contributions économiques, sociales, politiques et culturelles des populations immigrées. Ce musée, qui sauvegarderait les mémoires diverses pour les générations futures, devrait aider à comprendre l’insertion de ces diverses populations dans le paysage national et régional depuis l’indépendance de la Belgique en 1830. Historiciser les mémoires des migrations questionne donc les enjeux de mixité et de lien social. Par ailleurs, en fournissant des données historiques significatives et en favorisant la création d’outils didactiques, ce projet répondrait à des besoins pédagogiques. En effet, pour les enseignants, étudier l’histoire des migrations permet de susciter « plus de tolérance chez les élèves en déconstruisant les préjugés » (2) mais aussi de coller à la réalité de classes de plus en plus hétérogènes et de reconnaître, exploiter et valoriser la diversité dans un climat d’intercompréhension. Il s’agit donc bien plus que de conserver et transmettre un patrimoine. En valorisant l’identité plurielle de sa population, un tel musée participerait à l’inclusion et la promotion de la diversité culturelle d’une ville telle que Bruxelles.
Quel type de musée ?
L’institution muséale, longtemps perçue comme démodée et élitiste, s’ouvre plus que jamais sur la société en devenant un véritable outil de démocratie. Les musées d’histoire participent eux aussi pleinement à ce phénomène et peuvent servir de modèle. Mentionnons à ce titre, le musée du Red Star Line à Anvers qui retrace l’émigration européenne du 19e siècle vers les États-Unis et qui a réussi à mettre en perspective le passé pour répondre aux préoccupations du présent. À l’instar du musée anversois, il importe de dépasser les spécificités de telle ou telle nationalité, communauté ou groupe ethnique aux trajectoires et expériences trop souvent réifiées, essentialisées pour ne pas dire fantasmées (« les immigrés d’autrefois étaient tellement mieux intégrés parce qu’ils nous ressemblaient ») pour aborder l’enjeu dans sa globalité. Sans remettre en cause l’intérêt des différences et des singularités de chaque parcours, les approches transversales et la contextualisation demeurent plus que jamais indispensables. Pour ce faire, ce futur musée devra retracer l’histoire des migrations dès 1830, avec l’apparition de la nationalité belge. Ainsi, pourra notamment être évoquée la question des représentations de soi et de l’autre, cet « étranger » en quête d’une vie meilleure, mais aussi de ces Bruxellois partis ailleurs chercher un nouvel horizon.
Plus qu’un musée : un lieu de rencontre et de réflexion
Ce musée serait également un espace de conservation d’archives de l’immigration. Celles-ci sont aujourd’hui dispersées lorsqu’elles ne sont pas tout simplement détruites faute de place. Ce manque d’intérêt pour ces archives est regrettable et explique aussi le trop petit nombre de recherches scientifiques consacrées à cette question. Écrire l’histoire des migrations relève bien souvent du parcours du combattant. Au-delà de traces écrites et d’archives privées, un tel centre permettrait également la collecte d’archives orales, tant on sait combien les perspectives sont riches mais les acteurs peu nombreux à prendre la plume. Il en va de même avec les nombreuses associations dont l’histoire restera à jamais ignorée si elle n’est pas récoltée rapidement. Les témoignages de ces femmes et ces hommes venus d’ailleurs en quête d’une vie meilleure risquent de disparaître sans que leurs expériences de vie ne soient collectées. Ce matériau précieux servira à enrichir le parcours muséal et à développer des expositions temporaires sous des angles inédits. Ce musée à venir se veut ainsi participatif et inclusif et pourra contribuer à faire venir au musée des publics qui ne le fréquentent guère, voire pas du tout.
Ce centre mettrait aussi à disposition des collections diverses: des archives (archives écrites, orales et audiovisuelles telles que des documentaires, films, documents sonores), de la documentation scientifique et des publications diverses sur l’histoire des migrations. La question mérite un projet ambitieux. Ce centre de documentation pourrait aussi se doubler d’un centre de recherche qui aiderait à développer des projets scientifiques et culturels et drainerait ainsi la recherche scientifique relative aux migrations à Bruxelles et en Belgique de manière générale. Ces recherches pourraient à leur tour contribuer à la mise en œuvre d’activités pédagogiques et d’ateliers interactifs concernant la représentation des migrations dans la société (pour combattre les préjugés et les stéréotypes). Il aiderait ainsi, pour ces différents publics scolaires, familiaux et/ou professionnels, à mieux saisir, comprendre et maîtriser l’histoire de notre ville et de ses évolutions à différents niveaux (économique, politique, social et culturel). Ce musée se veut donc tout à la fois un espace de conservation du patrimoine mais aussi un lieu de rencontre et de réflexion. Il pourrait proposer un espace à d’autres expositions culturelles et/ou artistiques, centralisant l’agenda culturel autour du thème des migrations et/ou de la diversité culturelle dans l’une des villes les plus cosmopolites du monde.
Pour remplir ces différentes missions, il est évident que la question du lieu et de l’espace disponible est cruciale. Là où la cité de l’immigration de Paris propose un espace de 1.200 m2 dédié à l’exposition permanente, ce futur lieu mérite, par l’ambition qu’il doit porter, un lieu emblématique qui sera la vitrine de notre ville et de sa diversité.
Si un tel musée reste à créer, il faut néanmoins rappeler l’existence de projets antérieurs. Depuis l’exposition novatrice – « La mémoire retissée » – organisée en 1993 par un groupe de recherches de l’Université libre de Bruxelles, épinglons les expositions « Les émigrants belges d’hier, un miroir pour aujourd’hui… » de l’asbl Ciré, « L’asile pas à pas» de l’asbl Convivial, « Bruxelles, terre d’accueil » du Musée Juif de Belgique et du Cegesoma/Archives de l’État, « Un regard sur les migrations » proposé par l’asbl L’Envol des frontières, ou encore depuis 2019, la création du Musée de la Migration du Foyer à Molenbeek-Saint-Jean. Le projet ne part donc pas de rien, l’intérêt de multiples acteurs est manifeste, mais pour concrétiser les ambitions affichées par le monde politique bruxellois, celui-ci doit réunir et donner les moyens d’agir à l’ensemble des acteurs concernés, depuis le milieu associatif, académique et muséal jusqu’au monde de la culture et de l’enseignement. Faire de Bruxelles la capitale européenne de la culture en 2030 passe nécessairement par la mise en valeur de sa diversité.
(1) Déclaration de politique générale commune au gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale et au Collège réuni de la Commission Communautaire Commune, législature 2019-2024, p.47. Consultable ici. (Consulté le 11 avril 2023).
(2) OUBIHI G., « Enseigner les migrations dans l’enseignement secondaire : les choses bougent », dans Histoire et Enseignement , mars 2019. Consultable ici. (Consulté le 11 avril 2023).
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