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Carta Academica : Que serait donc une université urbaine ?

Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : les villes forment les nouveaux cadres complexes des activités humaines et des sociétés. Il en résulte que les universités doivent se positionner différemment, dans un réseau de métropoles.
Chronique -
Par Carta Academica*
Temps de lecture: 12 min

Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres.

Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.

Eric Corijn.
Eric Corijn. - DR

Par Éric Corijn, philosophe de la culture et sociologue, professeur émérite en Études Urbaines de la Vrije Universiteit Brussel

On se pose trop peu la question de savoir pourquoi les universités sont organisées comme elles le sont : en facultés, en disciplines scientifiques, en groupes de recherches disciplinaires, etc. Pourquoi les sciences sociales sont-elles divisées en sociologie, sciences politiques, économie ? Pourquoi l’« histoire » se trouve-t-elle dans une faculté de philosophie et lettres ? Pourquoi la psychologie se conjugue-t-elle avec éducation ? Pourquoi y a-t-il une faculté de droit à part et pourquoi la criminologie y reste-t-elle localisée plutôt que d’être transférée à une faculté de sciences sociales ? Ou encore, pourquoi la géographie physique et sociale reste une discipline ancrée au sein d’une faculté de sciences naturelles ? Tant de questions peu explicites dont on suppose les réponses évidentes. Un rapport impressionnant produit par une commission internationale pour la Fondation Gulbenkian a analysé la rationalité de cette organisation : la structure du savoir scientifique, les facultés et les disciplines de l’université moderne sont liées à leur place par rapport au fonctionnement de l’État national (1). La plupart des universités sont nées au XIXe siècle en parallèle avec l’État et ses administrations. On pourrait dès lors, dans l’ère de la mondialisation, se demander pourquoi l’on accepte encore si facilement que les universités soient régies et subventionnées par les États-nation, ou pire encore, comme en Belgique, par un communautarisme linguistique ? Pourquoi ces universités, portées par un esprit universaliste, ne plaident-elles pas pour une gouvernance ou une accréditation européenne par exemple, qui semble être une meilleure échelle pour l’économie, les finances ou la réglementation de la vie quotidienne et pas pour la science ou la culture ?

Bien que situées dans des villes, la plupart des universités n’ont donc que partiellement « servi » leur ville car elles étaient liées à des projets tels que la socialisation religieuse ou la construction de l’État-Nation moderne. L’organisation, le fonctionnement et les objectifs de l’université ne découlent pas d’une relation avec leur ville-cité. Dans une ère où la majorité des humains vivent en milieu urbain, la question peut être posée : ne serait-il pas mieux d’appréhender les différentes échelles du monde à partir de cette réalité, plutôt qu’à partir de celle du pays ? Il est sage de commencer la réflexion par l’hypothèse que l’université existante n’est pas « organiquement » orientée vers l’urbain, mais plutôt vers le communautaire, le national et l’universel. Une « université urbaine » pourrait nécessiter un changement d’orientation et d’organisation.

Le monde est devenu urbain

Les universités sont confrontées à « l’internationalisation ». C’est-à-dire que tant leur recrutement que leurs références intellectuelles dépassent les frontières nationales. Ce qui est appelé international devient rapidement multinational et transnational. En fait, le nouveau contexte est celui de la globalisation et il est indéniable que celle-ci prend la forme d’une rapide urbanisation (2). En un siècle, la population urbaine est passée de quelque 220 millions d’habitants (1900) à près de 5 milliards (2030). En 1900, nous avions 11 villes d’un million d’habitants, en 1950, 83 villes de plus d’un million d’habitants, en 1960, 166 dont 19 de plus de 5 millions d’habitants… Aujourd’hui, il existe 545 zones urbaines de plus d’un million d’habitants, dont 14 de plus de 20 millions ! En 1950, seule New York dépassait les 10 millions d’habitants ; aujourd’hui il y a 28 mégapoles, avec en tête Tokyo avec près de 40 millions d’habitants. L’urbanisation et l’importance prise par la métropole sont des tendances indéniables.

Par ailleurs, la globalisation crée un système-monde au-delà des pays et de leurs institutions internationales. Le marché mondial n’est pas tant une expansion des territoires nationaux qu’un réseautage d’interactions. L’économie mondiale fonctionne dans un espace de flux dont les villes sont les points nodaux. L’économie post-industrielle se concentre dans ces villes. Elles sont les centres de l’innovation, du commerce et de la consommation, le cœur des industries culturelles, des services et des soins. Les villes sont également les lieux d’ancrage des nouveaux arrivants, des migrants, des expatriés. La diaspora comme mode de vie. Elles forment les nouveaux cadres complexes des activités humaines et des sociétés.

Ces changements objectifs dans le contexte global demandent à mon sens un changement de positionnement des universités, qui passent d’institutions placées dans une localité de la communauté/nation, situées dans un espace de lieux, à des institutions placées dans le nœud glocal (un lieu dans le système-monde) d’un réseau de villes pris dans un espace global de flux. Une ville est plus proche du monde que le pays. C’est pourquoi l’université doit devenir plus « urbaine » dans différents sens. Être un lieu (central) dans le monde revient désormais davantage à être un lieu dans une ville (mondiale) qu’une localité dans un pays. Mais être « international » signifie aujourd’hui aussi être plus « glocal ». Les économies post-industrielles tendent à se concentrer dans les villes dans la mesure où elles sont reliées à d’autres villes. Pour moi, cette perspective de l’urbanité est une autre voie vers un certain universalisme.

Les défis planétaires se croisent en ville

Se rapporter à un système-monde restructuré à partir d’une ville-monde dans laquelle on se trouve devrait faire réfléchir tant sur l’organisation des disciplines scientifiques que sur la programmation de la recherche (3). Les agendas globaux de recherche et de connaissance des universités ont toujours été structurés à la fois par la dépendance interne de la « science normale » (4) et par les politiques et les mécanismes de financement externes. Les objectifs stratégiques des universités devraient être plus adaptés aux défis systémiques mondiaux et en découler. Ils nous donnent une indication à la fois des changements de contenu et des changements organisationnels nécessaires.

Quels sont donc ces défis mondiaux que les villes peuvent mieux gérer que les nations devenues dysfonctionnelles, parce que partant d’une échelle inadaptée (5) ? Comment orienter plus de programmes de recherches transdisciplinaires ? Je vois quatre défis systémiques principaux dans un monde urbanisé, qui ne se posent pas « pays par pays » mais se déploient plutôt dans un espace de flux structuré autour de métropoles en réseau (6).

1. Notre relation avec la nature. Les effets combinés d’un certain modernisme fonctionnaliste et du productivisme industriel ont produit des effets destructeurs sur l’environnement et mettent désormais en danger la planète en tant qu’habitat du vivant. L’empreinte écologique de la plupart des pays développés est gigantesque et n’est que partiellement compensée par l’extrême pauvreté de certains territoires périphériques. La nécessité de rediscuter des fondamentaux face à l’hégémonie néolibérale du monde globalisé est indéniable. Les villes sont confrontées aux effets désastreux de ces schémas. Déclin rapide de la biodiversité ; épuisement des ressources ; crise profonde de la mobilité ; pollution de l’air ; pénurie d’eau ; crise de l’énergie ; crise alimentaire… Sans parler du changement climatique et du réchauffement global. Le dernier rapport du Giec est formel : nous devons changer de système. Et pour l’étudier nous devons surmonter le clivage épistémologique et organisationnel entre sciences naturelles et sciences sociales.

2. Tout cela est lié au deuxième défi mondial : l’inégalité sociale croissante (7). Dans le monde entier, le fossé entre les nantis et les démunis a atteint des hauteurs inhumaines. Des estimations prudentes montrent qu’au moins un tiers de la richesse financière est désormais détenu par moins de 100.000 personnes les plus riches du monde, soit seulement 0,001 % de la population mondiale. 51 % sont détenus par les 8,4 millions de personnes suivantes, soit seulement 0,14 % de la population mondiale. Les 20 % les plus riches détiennent les trois quarts des revenus mondiaux. Tax Justice Network a calculé que les super-riches cachent actuellement des richesses estimées entre 21.000 et 32.000 milliards de dollars dans des paradis fiscaux tels que la Suisse et les îles Caïmans.

À l’autre extrémité, les 40 % les plus pauvres de la population mondiale représentent 5 % du revenu mondial. Près de la moitié du monde – plus de trois milliards de personnes – vit avec moins de 5,50 dollars par jour. Au moins 80 % de l’humanité vit avec moins de 10 dollars par jour. Près d’un milliard de personnes sont entrées dans le XXIe siècle sans pouvoir lire un livre ou signer leur nom. Un citadin sur trois (environ 1 milliard de personnes) vit dans un bidonville. Ces statistiques mondiales se traduisent dans la réalité du tissu urbain. La pauvreté mondiale crée des bidonvilles massifs. L’inégalité sociale urbaine organise une géographie sociale dans les quartiers et les districts, dans les centres et les périphéries. Elle définit le marché du logement, structure le marché du travail et crée les défis de la ville en matière d’éducation et de santé. C’est le principal défi à la création d’une cohésion et d’une intégration sociale urbaines. Tout cela pose des questions quant à l’organisation de la recherche et du savoir entre des disciplines comme l’économie, les sciences politiques, la sociologie ou la géographie, qui organisent chacune leur objet en échelles différentes.

3. Le troisième défi mondial qui inspire l’agenda urbain est celui de la superdiversité, produit de la migration et de la diversification socioculturelle. 3 % de la population mondiale, soit quelque 250 millions de personnes, vivent en dehors de leur pays. 128 millions d’entre elles se sont déplacées vers une région développée, 86 millions ont migré au sein de régions en développement. Mais le mouvement le plus important est celui entre les zones rurales et urbaines. La migration interne représente jusqu’à 40 % de la croissance urbaine dans les pays en développement. Les villes sont constituées par la migration et l’arrivée de nouveaux arrivants. Cela crée une grande diversité avec de multiples styles de vie, religions, langues et cultures.

Une ville n’est pas un pays. Aujourd’hui une société urbaine s’extrait de la société nationale conçue il y a près de deux siècles. Si la nation tente d’offrir l’inclusion à travers des formes d’identité nationale, la ville doit trouver une cohésion sociale sur la base d’une grande diversité et de grandes différences. Les nations se construisent sur l’idée d’une histoire commune qui alimente la tradition et l’identité. Les villes ne peuvent pas se construire sur des racines communes, mais doivent projeter un destin commun, un projet d’avenir. L’intégration sociale et la solidarité civique doivent être combinées avec le respect des réalités multiculturelles et multireligieuses. Ces réalités communautaires sont élargies par les inégalités sociales et de genre. Combiner la diversité culturelle avec l’inclusion et la cohésion sociales nécessite le développement d’une culture cosmopolite plus urbaine, avec le respect de la différence et une place pour l’hybridité et la coopération interculturelle. En cela l’urbanité se distingue radicalement du nationalisme croissant. Tendanciellement les campagnes et les villages s’intègrent de plus en plus dans cet écosystème urbain, plutôt que de rester « la province » dans un État soi-disant de culture homogène.

4. Tout cela nous force à repenser le modèle démocratique. À l’origine, la démocratie se construisait dans les Villes-États, mais le système de la démocratie représentative est le produit des luttes sociales au sein de l’État-Nation. Démocratie et nation se pensent ensemble. Mais avec la montée de l’extrême droite et son discours xénophobe, le modèle devient très monoculturel, identitaire et assimilationniste. Les traditions démocratiques du 19e siècle risquent de devenir les pires ennemis d’une démocratie dans les sociétés marquées par une super-diversité et par les inégalités. La démocratie représentative doit être complétée d’une démocratie participative plus instituée. Et cela aussi se fait ressentir en premier lieu dans la complexité urbaine, qui elle repose la question d’une gouvernance mondiale et continentale multi-échelle et en réseau. L’urbanité restructure les spatialités et l’écologie de l’espèce humaine.

Repenser donc l’académie et son rapport à la société

Ces quatre défis mondiaux, l’écologie, le social, le culturel et la démocratie, construisent la complexité particulière d’une ville et sont au cœur de tout projet urbain. Ils doivent être relevés dans un processus de transition urbaine. Ils doivent être intégrés, car un écosystème urbain durable nécessite également le développement d’un bien commun urbain et d’un modèle de citoyenneté multiculturelle. Mais ces questionnements complexes n’ont pas de répondant organique dans la structure actuelle des universités. Leur transcription en disciplines scientifiques et structures facultaires mène à une simplification abstraite, qui rend beaucoup de recherches universitaires inaptes à être appliquées ou traduites en politiques. La réorganisation de la programmation de la recherche scientifique constitue un programme stratégique pour toute « université urbaine ». Les objets de recherches, tant dans les sciences sociales que naturelles, devraient se construire beaucoup plus dans leur complexité et dans leur contexte que dans une opérationnalisation de laboratoire (8).

Tant qu’ils identifient « société » et « pays », de nombreux programmes de recherche dans les sciences humaines et sociales ne sont pas développés à la bonne échelle. De tels programmes thématiques de résolution de problèmes nécessitent un remaniement radical des principes organisationnels de base de l’université : disciplines, facultés, centres de recherches (9). Commençons au moins à donner plus de place encore aux thématiques et équipes interdisciplinaires. Beaucoup de silos sont à déconstruire. La lourdeur et les pouvoirs institutionnels créent un conservatisme intellectuel qui devient problématique. Les éléments essentiels de l’académie, son histoire et son fonctionnement creusent actuellement le fossé entre le milieu universitaire et son savoir, d’une part, et la complexité urbaine et sa gouvernance, d’autre part. Une ville n’est pas un pays. La science ferait bien de le comprendre.

Toutes les chroniques de *Carta Academica sont accessibles gratuitement sur notre site.

(1) Wallerstein, I. (ed) (1996) : Open the social sciences, Report of the Gulbenkian Commission on the Restructuring of the Social Sciences, Stanfort University Press.(2) Corijn, E. (2019) : Une ville n’est pas un pays. Plaidoyer pour la révolution urbaine, Bruxelles : Ed. Samsa.(3) Voir par exemple Stengers, I. (2013) : Une autre science est possible. Manifeste pour un ralentissement des sciences, Paris : La Découverte.(4) Kuhn, T. (1962) : The structure of scientific revolutions, University of Chicago Press. Il explique que la majeure partie des recherches se font dans le cadre d’hypothèses de travail dominantes dans l’académie et que les vraies avancées se font le plus souvent par un changement de perspective, une reformulation des questions.(5) Barber, B. (2013) : If mayors ruled the world. Dysfunctional Nations, Rising Cities, Yale University Press ; Beeckmans, L., S. Oosterlynck & E. Corijn (red) (2021) : De stad beter na corona ? Reflecties over een gezondere en meer rechtvaardige stad. Brussel : ASP(6) C’est aussi une réponse à Bruno Latour (2017) : Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris : La Découverte.(7) Piketty, T. (2004) : L’Économie des inégalités, Paris : La Découverte ; Piketty, T. (2013) : Le Capital au xxie siècle, Paris : Le Seuil ; Piketty, T. (2019) : Capital et Idéologie, Paris : Le Seuil ; Piketty, T. (2021) : Une brève histoire de l’égalité, Paris : Le Seuil.(8) Latour, B. & Woolgar, S. (2006) : La vie de laboratoire. La production des faits scientifiques, Paris : La Découverte.(9) Voir par exemple Slow science in Belgium. Voir aussi Stengers, I.(2013) op.cit.

 

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2 Commentaires

  • Posté par lambert viviane, dimanche 30 avril 2023, 12:43

    Les divagations de ce sociologue ont malheureusement fort imprégné des responsables politiques flamands prêts à massacrer Bruxelles pour satisfaire leur ego. Corijn est allé jusqu'à reprocher que toutes les universités se trouvaient du même côté du canal et qu'il fallait donc construire une universiteit à Molenbeek ! Gros complice de Van Parijs, ils ont fait le malheur de Bruxelles Qu'ils nous lâchent la grappe !

  • Posté par Chalet Alain, samedi 29 avril 2023, 19:51

    Quelques vérités, mais surtout un ramassis de postulats à tendance clairement gauchisante.

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