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Carta Academica : Le coût de la paix

Tous les samedis, « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : L’Occident doit tirer les leçons des dures réalités géopolitiques européennes. Dans ce cadre, la Belgique doit augmenter le budget qu’elle consacre à sa défense.
Chronique -
Par Carta Academica*
Temps de lecture: 4 min
Les points de vue exprimés dans les chroniques de Carta Academica sont ceux de leur(s) auteur(s) et/ou autrice(s) ; ils n’engagent en rien les membres de Carta Academica, qui, entre eux d’ailleurs, ne pensent pas forcément la même chose. En parrainant la publication de ces chroniques, Carta Academica considère qu’elles contribuent à des débats sociétaux utiles. Des chroniques pourraient dès lors être publiées en réponse à d’autres. Carta Academica veille essentiellement à ce que les chroniques éditées reposent sur une démarche scientifique.
Wally Struys.
Wally Struys. - DR

Par Wally Struys, Professeur émérite à l’École royale militaire, Titulaire du cours de Defence Economics

Depuis la guerre de Sécession, de nombreux spécialistes se sont efforcés d’estimer les coûts des conflits armés pour constater que, sans surprises, ils sont considérables.

Il ne faut donc point s’étonner que, débarrassés de la menace d’un embrasement nucléaire à l’issue de la Guerre froide, les responsables politiques aient invoqué des « dividendes de la paix « pour se mettre à gérer de façon généreuse les affaires publiques et parallèlement, à transformer les budgets de la défense en volants budgétaires des finances de l’État (1), à savoir une réserve dans laquelle on peut puiser afin de financer d’autres activités.

Cependant, l’histoire et les réalités géopolitiques nous rappellent constamment que les libertés, les valeurs démocratiques et la paix ne coulent nulle part de source. Il n’y eut donc ni paix, ni dividende. L’Europe a exagérément désinvesti dans sa sécurité et sa défense, la Belgique ayant décroché la timbale de la plus grande perte de capacités.

Une Défense exsangue

Commencé en 1983, le désinvestissement dans la Défense belge s’est accéléré par un gel des budgets décidé en 1992 ; prévu pour durer cinq ans, il ne s’est terminé qu’en 1999. Les timides et rares augmentations postérieures n’ont en rien entamé la tendance lourde de la chute de leur pouvoir d’achat.

Au fil des années, la Défense fut précipitée dans les tréfonds des priorités de l’État : en 2021, d’après les statistiques COFOG (2), elle ne bénéficiait que de 1,6 % de l’ensemble des dépenses publiques, tous niveaux de pouvoir confondus.

Au plan macro-économique, la Défense a vu le pouvoir d’achat du budget chuter de 49 % entre 1981 et 2018, alors que celui du produit intérieur brut (la « richesse » du pays) augmentait de 107 %.

L’appartenance de la Belgique à l’Otan et à la PSDC (Politique de sécurité et de défense commune) de l’UE n’a-t-elle donc pas été en mesure de réduire les coûts d’une défense, qui n’est donc plus « nationale » (le pays n’est plus défendu « debout sur la frontière ») ?

Si l’Otan a fait preuve d’efficacité en dissuadant toute attaque dans l’espace euro-atlantique, elle n’a cependant pas réussi à le faire de façon efficiente : les dépenses nationales de défense n’ont pas toujours été judicieuses et proportionnées. Il est vrai que l’Otan n’étant pas un organisme supranational, les budgets militaires sont décidés sur une base purement nationale : en Europe, la défense reste, même dans les petits pays, un bastion de la souveraineté nationale !

C’est pourtant outre-Atlantique que les Européens préfèrent s’équiper en systèmes d’arme majeurs. Paradoxalement, le leadership industriel américain n’a pas incité les Européens à mieux intégrer leur base technologique et industrielle de la défense. Bien au contraire : la concurrence intra-européenne pour les autres équipements a entraîné de nombreux doubles emplois et gaspillages. Sur le terrain, cela s’est traduit par un manque flagrant de standardisation et d’interopérabilité.

En termes pécuniaires, les pays membres de l’Otan ont convenu en 2014 de tendre vers les 2 % des dépenses de défense par rapport à leurs PIB pour 2024. Aujourd’hui, avec 1,18 %, la Belgique ne devance que l’Espagne et le Luxembourg ; elle s’est engagée pour 2035.

Chronique d’un réveil annoncé

La guerre éclair d’août 2008 menée par la Russie en Géorgie, aboutissant à la reconnaissance de l’indépendance de l’Ossétie du Sud par Moscou, n’avait suscité que peu d’émois à l’Ouest.

Dans une Carte blanche de 2014 (3), je soulignais la posture agressive croissante de la Russie, avec l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass en 2014, sans compter les nombreuses cyberattaques, principalement dans les pays baltes.

Conscients des menaces à leurs frontières, les pays nordiques neutres et les anciennes républiques soviétiques, aujourd’hui membres de l’Otan et de l’UE, ont été les premiers à renforcer leur défense.

L’invasion de l’Ukraine conduisit rapidement à une rude prise de conscience : la Belgique et l’Europe avaient excessivement désinvesti dans leur sécurité et leur défense…

Pourtant, le nombre et la diversité des menaces n’ont fait que croître au cours des trente dernières années. De plus en plus hybrides, elles exercent un effet déstabilisateur indéniable sur la démocratie et l’exercice des libertés.

À lire aussi L’achat en commun de munitions contribue à une paix juste en Ukraine

La Défense belge a subi une cyberattaque massive en décembre 2021, dont elle a mis des mois à se remettre. La persistance et l’intensité de cette menace ont conduit la Belgique à doter son armée d’une Composante Cyber, en principe opérationnelle à la fin de cette année.

Tout budget de défense est trop élevé… jusqu’à ce qu’il devienne trop petit

Les politiques belges finirent par réagir ; après un frémissement consécutif aux premières commandes de systèmes d’arme majeurs en 2018, c’est le Plan STAR (Sécurité & Service, Technologie, Ambition, Résilience) de la Ministre Dedonder, approuvé le 28 janvier 2022 par le Conseil des ministres, qui sonna le réveil.

Ce plan stratégique permet de quitter l’ère des dividendes de la paix en faisant augmenter le personnel à 29.100 en 2030, et croître le pouvoir d’achat du budget de la Défense de près de 41 % entre 2022 et 2030. Du jamais vu depuis 43 ans !

Mais l’« opération militaire spéciale » fit également passer le reste de l’Europe à la vitesse supérieure. Le mal était cependant fait : les stocks d’armes et de munitions étaient tombés bien au-dessous du niveau requis pour répondre aux besoins mensuels de l’Ukraine, supérieurs à la capacité de production annuelle des États-Unis…

À l’armée belge, les stocks sont inférieurs au minimum opérationnel. Paradoxalement, on lui reprocha de n’avoir pu intervenir dans les inondations avec du matériel adéquat et de n’avoir pu fournir des armes et des munitions à l’Ukraine.

Alors que jusqu’à il y a peu, il était inimaginable que l’UE finance l’acquisition d’armements, l’agression russe à ses frontières a conduit l’Union à s’engager formellement dans le soutien militaire de l’Ukraine et à coordonner les efforts de ses pays membres. En 2022, plus de 3 milliards d’euros furent alloués au financement des livraisons d’armes et de munitions à l’Ukraine.

Dix-sept pays membres, rejoints par la Norvège, ont décidé récemment de procéder à des achats conjoints d’un million d’obus d’artillerie destinés à l’Ukraine. D’autres pays membres ont déjà fait part de leur intention de rejoindre cette initiative.

Poutine aura donc réussi la gageure de rassembler l’UE, ici dans sa détermination de soutenir l’Ukraine !

Vers une paix sans dividendes ?

Poutine avait sans doute raison en proclamant que la Russie n’avait jamais perdu la guerre froide, parce qu’elle n’avait jamais pris fin.

Aujourd’hui, si la guerre chaude est loin d’être terminée, il faudra que l’Occident prépare l’avenir et montre sa détermination afin de convaincre le maître du Kremlin, ses successeurs ou d’autres dictateurs que toute agression leur porterait gravement préjudice.

À lire aussi Quelles dépenses militaires dans un «monde plus dangereux»? Le nerf de la guerre revient hanter les Alliés

L’annexion sans coup férir de la Crimée par la Russie en 2014 avait été possible à cause de l’impréparation de la Défense ukrainienne. C’est sans doute en se basant sur ce succès peu coûteux que Poutine a cru pouvoir occuper toute l’Ukraine avant la fin du mois de février 2022.

Les leçons furent tirées : la Défense ukrainienne subit une importante métamorphose quantitative et qualitative et son armée fut réorganisée et entraînée « à l’occidentale ». Son style de commandement a rompu avec la structure pyramidale caractéristique de la hiérarchie soviétique, dont l’armée russe semble encore souffrir aujourd’hui.

L’Occident doit également tirer les leçons des dures réalités géopolitiques européennes. Qu’il y ait une guerre froide ou une paix chaude après le conflit, il faudra continuer à investir dans la défense, développer ses capacités de pointe et reconstituer des stocks adéquats d’armes et de munitions.

Une Défense moderne doit par ailleurs être capable de fournir une aide spécialisée à la nation, par exemple lors des catastrophes naturelles, de pandémies, etc. Il convient toutefois, là également, de prévoir des matériels à usage dual et de stocks appropriés (4).

Il convient aussi d’obtenir des retombées économiques positives, non seulement lors des achats d’équipements, mais également de manier récurrente. Dans le cadre du Plan Star, la ministre Dedonder a lancé en octobre 2022 une DIRS (Defence, Industry and Research Strategy) destinée à promouvoir les collaborations avec des partenaires externes et à impliquer davantage les centres de R&D belges, l’industrie et le monde universitaire dans la recherche et le développement de nouvelles capacités.

Se reposer ou être libre

Compter sur d’hypothétiques dividendes de la paix n’est plus une option.

L’Europe prend donc plusieurs initiatives, par exemple l’achat en commun d’obus pour l’Ukraine sur un modèle inspiré des achats conjoints de vaccins anti-Covid.

D’autres projets d’envergure afin d’améliorer les infrastructures vulnérables sont nés, comme l’European Sky Shield Initiative de l’Otan, souscrite par 15 membres européens, dont la Suède, candidate à l’adhésion à l’Alliance et la Finlande, devenue entretemps membre le 4 avril dernier.

Aujourd’hui, la Belgique participe – enfin ! – également à plusieurs projets de grande ampleur. L’avenir de sa défense se présente toutefois en pointillé : si le Plan Star lui permet effectivement d’augmenter son pouvoir d’achat de façon spectaculaire, il s’agit uniquement de récupérer les capacités perdues !

Il sera indispensable de prévoir pour la décennie à venir un Plan Star Plus afin de ne pas perdre le nouvel acquis et de se donner les moyens de bâtir le socle d’une armée opérationnelle, résiliente, crédible et fiable dans la durée.

Mais ne nous leurrons point : tous les alliés ont augmenté leur effort de défense. Malgré le plan Star, l’effort financier belge pour la défense restera très inférieur à la moyenne européenne !

Toutes les chroniques de *Carta Academica sont accessibles gratuitement sur notre site.

(1) Wally Struys, « Le budget de la Défense, loyale rustine des finances publiques ! », in Revue Militaire Belge, N° 18, décembre 2019, pp. 135-147. rmb-18.pdf (defence-institute.be).(2) Classification of the Functions of Government.(3) Wally Struys,« Le nerf de la paix », Carte blanche, Le Soir, 23 mai 2014.(4) Wally Struys, « Une Défense à usage dual », Chronique, Bulletin national Mars et Mercure 2023/2 avril 2023, pp. 58-61.

 

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