«Le Soir» traverse l’Europe en train : voyage au bout de la nuit (carte interactive)

« Voyage au bout de la nuit » On dirait le titre d’un film des années 80, avec Lanvin ou Bohringer. Intercités de nuit. Une femme voyage seule. Il y a ce flic dans le couloir qui fume à la fenêtre (on est dans les années 80, rappelez-vous, tout est permis), elle a une espèce de brushing que le vent secoue un peu quand elle vient allumer sa clope à celle du flic. Puis elle lui raconte son histoire. Une sale histoire. Intercités de nuit. Musique d’Eric Serra, titre en caractères jaunes sur fond noir, façon polar. Mais pas de sale histoire ce soir, ouf. Juste une nuit un peu courte. Départ Paris 22h52, arrivée Toulouse 6h45. Correspondance pour Barcelone à 8h06. Le quai 9 de la gare d’Austerlitz est une forêt de sacs à dos. Il y a un vélo, un chien, peu d’enfants. C’est un pèlerinage que font tous ces gens. Un pèlerinage parce que cette aventure nocturne va bientôt s’achever. La faute, dit la SNCF, « au covoiturage, aux offres aériennes à bas coût et aux liaisons ferroviaires de jour à petits prix ». En septembre, la plupart des Intercités de nuit resteront au dépôt. Ce Paris-Toulouse (« L’Occitan » comme on l’appelait) survivra. 240.000 voyageurs l’empruntent par an. Mais, même rempli comme ce soir, 249 personnes par train, c’est pas rentable. En places assises, on met le double. Alors adieu le Calais-Nice (ex-« Flandres-Riviera »), le Paris-Grenoble, le Paris-Quimper, le Toulouse-Nice (ex-« L’Autan ») et « L’Hispania » qui faisait Hendaye-Genève… [scald=1895633:sdl_editor_representation] Cette nuit sera un hommage aux couchettes, aux rencontres dans les couloirs, au bercement, au roulis, à la voix du contrôleur qui vous réveille un quart d’heure avant l’arrivée en gare, aux phares, aux sifflements fendant l’obscurité, à ces motrices aux noms de feuilleton de l’été – Le Train bleu, Le Phocéen, La Palombe bleue, Le Val de Durance, Lorazur, La Vallée blanche, L’Etoile des neiges, La Tarentaise – trop tôt disparues. Dans le compartiment Dame Seule On s’arrêtera à Les Aubrais, Souillac, Gourdon, Cahors, Caussade et Montauban. Sur le lit, une bouteille d’eau, des lingettes, des mouchoirs, des boules Quies et des chaussettes de coton grège. Sur les trois autres couchettes, un homme qui s’est déjà glissé dans son sac de couchage, sur le dos, raide, immobile comme dans un sarcophage, et deux autres, le nez dans le GSM. On éteint. On ne verrouille pas. [scald=1894327:sdl_editor_representation] Des gens montent et descendent. Ça murmure dans le couloir. Geneviève, c’est la seule qui n’a pas encore fermé sa porte. Elle a 62 ans, des boucles blondes, de petites lunettes rondes à double foyer, elle est pieds nus et fait un sudoku dans La vie du rail. « Je le reçois à la maison. Mon mari travaillait à la SNCF. » Elle se trouve dans le compartiment Dame Seule, réservé aux femmes et à proximité de l’espace des chefs de bord. Un seul par train, vite pris d’assaut. Elle le partage avec Marie-Jeanne, 69 ans, qui habite près de Cahors. Et avec, couchette du haut, Alison, 20 ans, qui vit à Castres et rentre, via l’Eurostar, d’un séjour linguistique de quinze jours avec des collégiens à Bath, en Angleterre. « Quand je vais voir ma fille en Aveyron, explique Geneviève d’une voix de gamine, je passe par des endroits magnifiques avec le train, des endroits où parfois la route ne passe pas. Hélas, ces petites lignes sont désertifiées. » Là, elle revient d’un grand périple de quatre jours. Elle a quitté Toulouse, sa ville, jeudi. « Je me suis arrêtée à Lyon pour aller voir mon parrain qui est très âgé et qui est en maison de retraite. Puis je suis repartie pour Dijon où vit ma maman. Je suis arrivée le soir et je suis restée le vendredi. Le samedi enfin, il y avait une grande réunion de famille du côté de mon mari à Cercy-la-Tour, dans la Nièvre. J’ai essayé de les convaincre de prendre le train, mais ils sont tous venus en BlaBlaCar. » C’est une activiste, Geneviève l’informaticienne. Une battante. Une défenseuse et une amoureuse des rencontres fortuites, des voyages qui forment la jeunesse, de la sérendipité et des joyeux accidents dus au hasard. « C’est toujours surprenant, le train. Une nuit, j’ai fait la connaissance d’une mamy de 80 ans qui faisait Toulouse-Strasbourg pour aller voir ses petits-enfants. Une autre nuit, je revenais de Strasbourg où habite mon fils, et j’ai rencontré un couple de Brésiliens. Ils suivaient les traces de leur petit-fils de 20 ans qui était mort du sida. Il avait fait ses études en Espagne, ils voulaient voir. Cette dame était bouleversée. Je ne m’y attendais pas du tout. On parle rarement de choses très personnelles durant les trajets. » [scald=1895637:sdl_editor_representation] En entrant chez les filles, il y avait un jeune homme à la fenêtre, qui observait la nuit. En sortant de chez les filles, il est toujours là. Debout. Jusqu’à 6h45, à Toulouse, où Geneviève le dépassera, fraîche comme si elle avait dormi dans son propre lit. « Faut que je me dépêche. J’ai juste le temps de sauter dans le métro, dans le bus, de prendre ma douche puis de foncer au boulot ! » Six jours. Dix-huit trains, autant de gares. Cinq pays. 4.000 km de rails. Des vitesses de 30 à 320 km/h. Des températures de 18 à 35ºC. Des hauteurs de 0 à 2.253 mètres. Des rencontres avec des Français, des Espagnols, des Italiens, des Suisses, des Allemands, des Américains, des Australiens, des Indiens, des Japonais, des Coréens. On ne le sait pas encore, à l’aube de cette première journée, mais garder la fraîcheur juvénile de Geneviève au fil de ce périple européen, ça va pas être de la tarte. Tiens, on dirait le titre d’un film des années 80, avec Birkin et Jugnot. Ça va pas être de la tarte. [scald=1894537:sdl_editor_representation]

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